Concours de nouvelles 20251er Prix Juniors" Ce jour là " de Amandine RICHARDRecueil de lettres de Louise à son mari Albert, 29 Octobre 1918 Cher Albert, Cela fait maintenant huit mois que tu es reparti sur le front. Les enfants ne cessent de te réclamer. Ils me demandent à longueur de journée quand tu reviendras jouer avec eux. Si tu savais comme c’est dur de retenir mes larmes quand je dois mentir devant leurs yeux pétillants d’espoir et leur dire que tu reviendras bientôt. Tous les matins, après avoir pris un petit déjeuner avec le peu de nourriture que nous pouvons nous offrir, ils courent jusqu’au bureau de poste pour avoir de tes nouvelles. Et chaque matin, c’est la même expression de déception qui se lit sur leurs visages. J’essaie tant bien que mal de leur expliquer que la poste est surchargée et que les lettres tardives ne sont pas une surprise, cela me fend toujours le cœur de les voir repartir vers la maison, la mine abattue, comme si tout leur bonheur se résumait à une lettre. Mon cher Albert, à chaque jour qui passe, ton absence creuse un fossé encore plus grand dans nos cœurs. Chaque matin, je vois la lueur d’espoir peu à peu disparaître du regard de Raymond et Charlotte. C’est comme si leur père n’était plus qu’un vague souvenir, le symbole d’une attente sans fin. Et chaque jour, c’est avec tout mon amour que je leur parle de toi, pour que tu ne sois pas effacé de leurs souvenirs et qu’ils gardent espoir de te revoir. Et je regrette de penser ainsi, mais à moi aussi, il m’arrive de douter de ton retour. Ta dernière lettre se fait vieille. On me rappelle constamment les horreurs de la guerre. Dans les journaux, malgré les annonces de victoire, les avis de recherche et de décès se multiplient. Des soldats désertent pour échapper à la cruauté qu’on leur impose. Je ne peux qu’imaginer les conditions épouvantables dans lesquelles tu vis. Dans ta dernière lettre, tu me racontais la famine, le froid, les maladies dévastatrices auxquelles vous devez faire face, en plus d’un ennemi qui vous hante sans relâche. Tu me décrivais les tranchées et boyaux en forme de labyrinthe, à moitié détruits par l’avalanche de mitrailles, et les repas frugaux partagés au milieu des cadavres. J’essaie du plus profond de mon cœur de garder la promesse que je t’ai faite avant ton départ, mais au fond de moi, une petite voix me dit qu’un jour, un de ces cadavres sera peut-être toi. Mais cette lettre restera au fond d’un tiroir. Je ne peux pas me permettre de te décrire ces tristes images. Ton cœur de soldat ne les supporterait pas. Je n’ose même pas imaginer ton tourment à l’idée que ton visage s’efface de l’esprit de tes enfants. Je ne peux pas envoyer cette lettre alors que tu te bats jour après jour pour garder la tête haute. Je dois te montrer que nous nous battons aussi de notre côté contre la peur de ne plus te revoir. Je me dois de te faire confiance, et de croire au plus profond de moi que bientôt, ce ne sera pas un vide étouffant, mais bien toi que je serrerai dans mes bras. Louise ta femme qui t’aime tant. 9 Novembre 1918 Mon cher Albert, Ta lettre est enfin parvenue jusqu’à la maison ! Elle date du 17 Octobre, il y a quelque temps déjà, des larmes de soulagement ont coulé sur mes joues. Le manque de lettre rendait ton absence encore plus pesante. Même si ce n’est qu’une page, elle comble d’une certaine manière une petite portion du vide que ton départ a laissé dans nos cœurs. Elle te rend un peu plus vivant dans notre esprit. Quand j’ai lu ta lettre, j’ai pu entendre ta voix. J’ai reconnu ta façon d’écrire, ta façon d’enchaîner les mots. J’ai entendu ton intonation, ta voix enrouée, tes habitudes de langage. C’est comme si tu parlais tout près de moi. A la place du papier corné par le voyage, je pouvais presque sentir tes mains sur les miennes, je pouvais presque sentir ton souffle sur mon visage. Oui, tu étais bien là, à côté de moi, du moins dans mon cœur, et je savais que je l’étais aussi pour toi sur le front. J’ai ramené la lettre à la maison ; les enfants étaient tellement réjouis d’avoir de tes nouvelles ! Si seulement tu avais vu leurs petits visages illuminés de joie. Ils sautillaient partout dans la maison, de la cuisine au salon, du salon à la chambre, je ne les avais jamais vu autant excités. Quand je leur ai lu la lettre, leurs petits pieds s’agitaient avec impatience et leurs sourires s'étendaient jusqu’aux oreilles. Je leur ai raconté comment tu t’es courageusement opposé au camp adverse à Mont d'Origny, comment tu as bravé le froid et le danger avec bravoure, et comment tu as esquivé toutes les mines. Pour eux, il s’agissait d’un jeu de marelle. Pour moi, ce jeu de marelle reflétait le fait qu'à chaque pas, le sol puisse se briser sous tes pieds et émettre un souffle victorieusement mortel qui, derrière lui, ne laisserait de toi qu'un corps déchiré, qu'un autre de ces cadavres qui avaient autrefois une famille à aimer. Et ton sacrifice ne serait pour l'ennemi qu'un pas de plus vers la France, qu’un pas de plus vers le succès, qu’un pas de trop que tu as placé là où l'ennemi était déjà passé. La pression de la mort doit peser tellement lourd sur tes épaules. Tu le caches derrière un air joueur et des mots simples pour ne pas effrayer les enfants et éviter la censure, mais tu dois te battre contre tant de pensées pour te lever et prendre les armes tous les jours. Quand chaque matin, Charlotte et Raymond espèrent trouver une lettre leur étant destinée au bureau de poste, tu es déjà sur le champ de bataille, le fusil à la main. Quand chaque matin, ils prennent leur déjeuner, tu te bats déjà, non pas contre les soldats allemands, mais contre la mort elle-même, contre tes propres pensées, pour tenir ne serait-ce que jusqu’au surlendemain. Mais la fin de la guerre approche à grands pas. Plus que quelques jours de combat et tu pourras revoir ta chère maison et ta famille qui t'attend, et enfin nous prendre dans tes bras. Le village se fait de plus en plus gai, et les annonces de victoires de plus en plus nombreuses ! Le maréchal Foch est en route pour négocier avec les parlementaires allemands et enfin signer l'armistice. Mon cher Albert, pense à nous, et tiens bon. Peut-être pas demain, mais le jour d'après, la guerre sera finie. Tu pourras serrer tes enfants contre toi. Je m’imagine déjà leurs visages à ton retour ; ils rayonneront de bonheur, leurs yeux pétillants rivés sur leur père, rentré en héros de la guerre. Ils te feront courir dans toute la maison pour te montrer tout ce que tu as manqué depuis ton départ. Je les vois déjà te tenir par la main et t’en faire visiter chaque recoin, comme une chasse aux souvenirs volés. Ils te demanderont sans cesse de leur raconter tes aventures et comment tu as courageusement affronté l’ennemi. N’oublie pas la promesse que tu leur as faite avant de partir ; ils attendent avec impatience de pouvoir porter ton casque et enfiler ton uniforme de soldat. Tant de choses ont changé en ton absence. Raymond a appris à écrire pour pouvoir t’envoyer ses propres lettres, et Charlotte s’est mise au dessin. L’un d’eux représente notre belle famille avec son père en héros. Elle a tellement hâte de te revoir pour te le donner. Tu vas l’adorer. Si tu savais comme tu nous manques, et comme tu me manques. Tes yeux amoureux, tes mains usées par le travail, ton sourire radieux, ta voix, ton air joueur quand tu es avec les enfants, ton air agacé quand tu me racontes tes journées au travail, ton embrassade aimante ; tout me manque tant. Je me réjouis tellement que tu puisses rentrer à la maison dans quelques jours. Alors garde la tête haute, et bats-toi jusqu’à ce que tu puisses nous revoir. Nous t'attendrons autant qu'il le faut, que ce soit un jour, un mois ou même des années, nous t’attendrons. Peut-être pas demain, mais le jour d’après, nous te retrouverons. Cette pensée rythme mes journées en attendant ton retour. Si demain est trop tôt pour espérer te revoir, alors je remets tout mon espoir au surlendemain. Je n’arrêterai jamais de croire en ton retour. Louise, ta femme qui n'attend que toi. 13 Novembre 1918 Cierrey, Normandie Cher Albert, Nous sommes le 13 novembre 1918 ; voilà deux jours que la paix est célébrée dans toute la France. Voilà deux jours que les armes ont été posées, et pourtant, c'est un jour bien triste. En ce surlendemain d’armistice, tout le pays regorge de vie, et pourtant mon cœur semble mort. La joie résonne dans chaque recoin de France, de la capitale jusqu'aux provinces les plus reculées. Des fêtes sont organisées tous les soirs ; après avoir affronté la mort pendant tant d'années, nous commençons réellement à vivre et cessons de seulement survivre. Mais la célébration de l'armistice me rappelle constamment mon chagrin. Si elle avait été signée ne serait-ce que quelques jours plus tôt, je l'aurais moi aussi accueillie comme une bénédiction. Mais tous les soirs, lors des fêtes, mon cœur se brise encore un peu plus. Tu te demandes sûrement ce qu'il en est de tes camarades. De nombreux poilus sont déjà rentrés. Mais est-ce une chance qu'ils soient encore en vie ? La mort ne les aurait-elle pas graciés ? C'est à toi de me le dire. J'ai vu les atrocités de la guerre dans leurs yeux, même parfois dans le seul œil qui leur restait. J'y ai vu tant de douleurs, tant d'injustices, tant de cris, tant de morts. J'ai vu leurs visages marqués par quatre ans de combat, quatre ans à éviter la mort. J'ai vu les défigurations que la guerre leur a imposées. Mon cher Albert, j'ai vu tant de monstruosités dans leur regard, des monstruosités que j'espère de tout cœur ne pas retrouver dans le tien. J'ai entendu dire que la guerre les hante encore. Chaque nuit, ils sont à nouveau transportés dans ces lieux sordides, ces lieux boueux, humides, empestant la mort, ces lieux percés par moments par les sifflements aigus des balles, parfois par le grondement amer des obus, parfois par les cris perçants de leurs ennemis, accompagnés de ceux de leurs camarades. Mon cher Albert, je sais que je ne verrai pas tout cela dans ton regard. Je sais que je ne verrai pas les morts que tu as causées. Je sais que je ne verrai pas les corps que tu as fait tomber. Tout ce que je sais, c'est que je veux te revoir, peu importe le sang que tu as fait couler. Nous sommes le surlendemain de la signature de l'armistice. Voilà deux jours que la fin de la guerre est criée sur tous les toits. Et pourtant, aucune nouvelle de ta part. Aucune lettre pour nous indiquer un quelconque retard. Aucun signe de ton retour. Mais cet après-midi, en allant au bureau de poste, j’ai trouvé mon nom sur le registre : une lettre m’attendait. Une vague d'espoir a saisi mon esprit : et si c'était une lettre de ta part ? Tu nous as sûrement raconté les derniers jours de la guerre, et pourquoi tu tardes tant à rentrer. Le front n'est pas très loin de notre petit village, tu devrais être rentré il y a longtemps. Lorsque j'ai pris cette lettre dans mes mains, je savais que c'était qu’elle venait de toi. Au plus profond de mon cœur, je t'ai senti dans cette lettre. Je l'ai alors ramenée à la maison pour la lire avant le retour des enfants. Et c'est en ce surlendemain de l'armistice que j'ai sorti cette lettre de son enveloppe. C'est en ce surlendemain de l'armistice que j'ai pris ce papier entre mes mains et lu ses premiers mots. C'est en ce surlendemain de l'armistice que mon cœur s'arrêta de battre. Sur cette lettre s’esquissaient les mots rouges : “AVIS DE DÉCÈS ”
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