Concours de nouvelles 2025

Catégorie « Adultes »

Ex aequo

" Clémentine " de Blandine PETITJEAN

Le 26 décembre tombe un jeudi. Ça, Clémentine le sait, puisqu’elle a entouré cette date d’un gros cercle rouge sur le calendrier du frigo (le même calendrier que tout le monde, celui qui rappelle la levée des poubelles et qui orne tous les frigos de France). Clémentine n’aime pas le rouge. Elle aurait préféré du vert, mais Paul lui avait dit de ne pas racheter de stylos « Pourquoi faire des stylos ? Tu veux écrire à qui ? », alors elle utilise du rouge.

Le 26 décembre, donc, est un jeudi. Ce qui donne le 25 un mercredi et le 24 un mardi. Clémentine aime bien le mardi. C’est le jour de la semaine qui commence, le lundi ne comptant que comme du préchauffage, le jour où tout est encore possible. Après, le mercredi, c’est déjà trop tard : si la semaine s’est mal lancée dès le départ, le mercredi est foutu. Si, au contraire, le mardi a été rayonnant (coups de soleil contre pluie de coups), les jours qui suivent le seront probablement. Tout bien réfléchi, Clémentine aime un peu moins le mardi, qui porte trop de pression sur ses frêles épaules (il peut à lui tout seul décider de ce que sera le reste de la semaine !).

Mais ce mardi-là, le 24, sera particulier. C’est la veille de Noël, le jour de la messe et du bon et généreux repas familial. Les jours qui précèdent, le monde est empli d’une joie communicative, tous se pressent pour finir les derniers cadeaux - ceux qui, à peine emballés, seront déposés au pied levé sous les branches d’un sapin plus ou moins bien décoré-. On prépare les mets les plus gourmands, chacun énumérant à l’envie ses rêves gustatifs et son repas de fête idéal, on sort la plus belle nappe, les plus belles assiettes. On enfile ses plus belles tenues. Sur ce point, Clémentine ne sait pas trop quoi porter. Elle hésite encore entre une très jolie robe à manches longues (parfaites pour cacher ses bleus) mais un peu trop brillante, ou un très discret ensemble pantalon/pull de Noël, avec juste ce qu’il faut de fantaisie pour ne pas trop attirer l’attention. Paul n’aimerait de toute façon ni l’une ni l’autre.

Ce dont Clémentine est certaine, en revanche, c’est de ce qu’elle va préparer au dîner. Cette fois-ci, elle ne regardera pas à la dépense ! Guillaume et Marie veulent des crêpes au saumon, Jean et Michelle des pâtés de foie gras et Françoise des huîtres. Eh bien soit, elle appellera le boucher, le boulanger et le poissonnier. Cette année, c’est bombance. Clémentine salive d’avance, elle qui, de son petit mètre soixante, n’a jamais rien pu avaler d’autre, le soir, qu’une tasse de soupe. C’est Paul qui ferait grise mine « c’est mon argent que tu gaspilles ainsi ? Sans me demander ? Bon, il faudra aussi appeler le caviste, pour qu’il lui réserve ses meilleures bouteilles ». Clémentine sort son petit calepin de sa poche. Elle n’a rien oublié. Le mardi et le mercredi 24 et 25 décembre seront bien chargés et occupés. Tous les invités arriveront dans la matinée du mardi, pleins d’entrain des vacances qui commencent. Ils resteront jusqu’au jeudi matin, avant de filer dans les belles-familles, déjà repus et ivres d’avoir trop bu, trop mangé, trop joué, trop rit, trop vécu. Deux jours entiers donc, avec sa famille ! Quelle joie, quel renouveau. Et Clémentine se dit que la semaine du 24 décembre sera on ne peut plus rayonnante. Reste tout de même le jeudi.

Il est embêtant, ce jeudi. Clémentine n’a rien, fondamentalement, contre les jeudis, mais sa théorie de la semaine veut qu’elle s’en méfie. Le jeudi est un jour tampon, entre le mercredi -qui est neutre, dépendant de l’humeur du mardi - et le vendredi - veille de week-end, jour d’affolement où tout doit être terminé avant la sacro-sainte pause hebdomadaire-. Le jeudi n’a donc pas d’identité propre. La preuve, cette année, le 26 décembre tombe un jeudi. Et le 26 décembre, c’est la chute. La joie que chacun avait mis à préparer ses cadeaux s’est muée en plaisir d’offrir, de recevoir, en déception, parfois aussi, à l’ouverture d’un cadeau non désiré, et puis s’est étiolée une fois les cadeaux rangés. Les ventres et les esprits sont tendus de se retrouver ainsi contraints, dans une chaleur étouffante, de digérer les treize desserts tout en évitant de parler politique ou des amours de Françoise. Et puis on doit reprendre la route, aller voir l’autre côté de la famille, faire bisou à Mamie (peut-être est-ce son dernier Noël…). La maison se retrouve vide, mais en même temps débordante de restes de nourriture, de papiers de soie, de boules et de guirlandes enlevées du sapin, le tapis de travers, les draps en boule dans le garage, la jolie nappe toute tâchée. Tu vois, aurait-dit Paul, la prochaine fois, tu iras chez eux.

Que faire de ce jeudi ? Clémentine hésite. Pour la première fois depuis longtemps, elle a une liberté trop grande. Un panel de choix presque vertigineux, une variété presque aberrante de projets possibles. Elle peut faire ce qu’elle veut. TOUT ce qu’ELLE veut. Elle s’imagine déjà prendre la route, elle aussi, pas pour aller voir la belle-famille, ce serait mal venu, mais pour le simple plaisir de conduire. D’aller d’un point A à un point B, sans se préoccuper de son passager « Ton clignotant ! Tourne à gauche ! Tu vas trop vite ! Mais quelle empotée tu fais… », de sa destination, de ses besoins, de son réservoir. Elle va pouvoir partir. Loin, ou peut-être tout près. Partir où personne d’autre ne part, en suivant les oiseaux et les vents. Elle imagine déjà les paysages qui défilent, le bruit du moteur, ronronnant de plaisir, les effluves graisseux des stations-services le long de l’autoroute, les fossés herbeux qui bordent les petites routes de campagne. Clémentine, pour la première fois depuis 15 ans - 15 ans de mariage, grand Dieu ! -est aussi libre que ça.

Le cercle rouge sur le frigo, tel une torche trop vive dans sa rêverie de grandeur, la ramène à son dernier problème. Paul a toujours été encombrant et elle ne veut pas l’avoir dans les pattes cette semaine-là. Mais quoi ? Le mettre dans une voiture et direction le lac de Bimont ? Le barrage est une excellente excuse, Paul a toujours apprécié l’ingénierie. Ou peut-être l’étang de Berre ? Ou celui de l’Olivier, plus petit, plus discret. Clémentine rit. Paul n’aimerait pas que ses pieds soient mouillés.

Clémentine étale la carte de la région sur la table de la cuisine. Derrière elle, dans le salon, Paul est allongé sur le canapé, devant son émission préférée. Elle croit l’entendre râler, comme à son habitude, sur ce candidat qui ne répond pas assez vite. Mais elle chasse vite cette idée, d’un geste calme de sa main tâchée de rouge. Saisissant son sac, elle en sort un stylo vert tout neuf et entoure cette fois un petit point bleu, une cascade. C’est joli, une cascade. Toute cette eau qui tombe en rideau, dévalant les pentes sans le moindre mal, ricochant sur des rochers mille fois polis. Une eau libre, malgré les obstacles. Une eau libre malgré tous les coups reçus. Et Clémentine, en poussant comme elle le peut son mari dans le coffre de sa voiture, sait, maintenant.

Le jeudi 26 décembre, elle ira saluer toutes les cascades de France.