Concours de nouvelles 2025Catégorie « Adultes »Ex aequo" Ratafia et vieilles dentelles " de Muriel FIGUIEREMireille d’Endoume et Fifi de Gardanne se trouvaient veuves émérites depuis près de quarante ans et néanmoins voisines depuis toujours. Et copines aussi, d’une improbable alliance, comme le jour l’est à la nuit, le soleil à la lune. Elles avaient, bon pied bon œil, presque 140 ans d’âge au compteur à elle deux ! Mireille toute en blondeur, rondeur, opulence, générosité. Mireille et son parler haut sans filtre, et, un peu, souvent, politiquement incorrect. Car Mireille est solaire, sans gêne, simple, essentielle. Elle dit comme elle pense et se fiche d’avoir toujours l’air de ne pas penser assez. « Moi, je sais ne penser à rien », aime-t-elle à répéter avec fierté de son bleu regard vainqueur. C’est son credo, son « ici et maintenant », sa chance. Fifi est le yang de Mireille : brune, invisible, avare de mots parlés car elle préfère les écrire en secret. Fifi est silencieuse « l’autre parle pour deux », Fifi économise ses paroles, et ses regards aussi : elle les coulisse de biais, en dessous un peu. Fifi est parcimonieuse de tout ce que la vie ne lui offre pas, ou plus, ou pas encore. Fifi est économe : elle a peur de manquer, voyez-vous, sa pension est infime, dit-elle. Alors, elle fait les poubelles du quartier avec minutie, assiduité, opiniâtreté, par tous les temps et tous les jours. Elle récupère, car tout pourra toujours servir et re-servir, ne serait-ce que pour offrir, il n’y a pas de petites économies, Fifi l’a bien compris, cette parcimonie est devenue un art de vivre, un credo. Fifi est chiffonnière à ses heures perdues. Mais alors, quelle énigmatique alchimie, quelle obscure formule peut donc rassembler nos deux douairières ? La bavarde et la taiseuse ? La paresseuse sur son canapé installée et la Forrest Gump des containers, la rieuse drôle et béate et l’austère agélaste sombre et furtive ? L’une cherchant en l’autre les qualités qui lui font défaut, l’une critiquant l’autre sans répit tout en la pensant avec envie ? Le soleil a rendez-vous avec la lune. Car les retrouvailles sont quotidiennes et ponctuelles. Seize heures, fin de tournée pour Fifi qui exhibe à Mireille sa récolte de débris, épluchures, thésaurisés dans son petit seau. Certaines récoltes sont étiques, voire miséreuses mais le seau n’est jamais vide. Au pire, quelques graviers glanés au bord de la route permettront aux quatre poules de Fifi de pondre des oeufs à la coquille plus dure. Mireille s’épouvante tout haut, avec virulence, avec la régularité d’un métronome : « Mais Fifi, c’est dégoûtant ! Viiiite ! Lave-toi les mains pendant que je nous sers le ratafia ! ». Car Mireille, fille d’Endoume, confectionnait elle-même en secret la recette oubliée de l’élixir, dénichée dans les affaires de sa défunte (et sainte !) mère. Le ratafia, cette potion magique, ce nectar des Dieux de Marseille, nous les rendaient pompettes, coquines, complices. Le ratafia les rassemblait. La taiseuse entrait alors en confidence et papotage inéluctable et impérieux. Et notre Mireille l’écoutait avec passion, alanguie et réjouie sur son vieux canapé fleuri, épuisé et avachi par sa rotondité quasi sphérique. Celui que de son alcôve, elle nommait avec tendresse « ma radassière ». Ainsi, le ratafia aidant, ces dames commençaient toujours par invoquer le souvenir transcendé et ému de feu leurs maris (des saints !) partis trop tôt. Quelques larmes de tendresse mouillaient leurs belles joues rebondies pour l’une et parcheminées pour l’autre. Fifi laissait vivre feu son époux depuis toujours dans ses armoires, n’ayant bien sûr jamais rien jeté de ses affaires. Elle y retrouvait ainsi une présence, une odeur, une compagnie fidèle dont elle se contentait. Mireille, de sa radassière, soutenait haut et fort que le passé est une autre histoire et qu’il fallait aller de l’avant quoiqu’il en coûte. La télévision, les romans d’amour, les gâteaux à préparer et à manger, les régimes qui s’ensuivaient étaient la vraie route à suivre. Elle encourageait donc Fifi à sortir le nez de ses armoires et à suivre ce chemin de douceurs en surveillant le bon du mauvais cholestérol. Puis, de manière immuable, la voix du ratafia leur chuchotait d’évoquer les enfants, leur vie si près et si loin à la fois. Et LE sujet brûlant des belles-filles démoniaques, ingrates. Leur désapprobation muette permanente de margoulines voleuses de fils. Et la faiblesse de chair de ces garçons dont la petite tête commande à la grosse, leur ôtant toute clairvoyance. Mireille et Fifi en venaient toujours à parler d’amour. Du leur, parti trop tôt, de celui des autres, à la télévision, les feuilletons ou dans les livres, parce que dans la réalité, ce n’est pas toujours comme ça que ça se passe.... Ce jour-là, au deuxième godet de l’élixir, les yeux de Fifi brillèrent d’une lueur nouvelle : « Mireille, hier, quand je suis rentrée de la poubelle au bout de la route, en bas, après le virage, j’ai rencontré notre nouveau voisin. Tu sais, le Veuf… M. Molle il s’appelle... ». Mireille se redressa vivement, n’épargnant pas sa radassière qui gémit : « Ah bon ? Il est comment ce M. Molle ? Vieux ? Beau ? Branlant ? ». « Je lui ai parlé...un peu... J’avais de la peine, le pôvre, tout seul dans cette grande maison...Il m’a fait du souci. Il est un peu vieux, oui, mais il ressemble à M. le Maire, tu vois, grand, avec des lunettes, la classe, raffiné, le costume qui fait le popotin plat... ». « Ahh... et tu lui as raconté quoi, Fifi ? ». « Je lui ai dit que le camion des poubelles passe le mardi, pardi ! Il est nouveau, il ne sait pas ! ». Puis, prenant son air de conspiratrice inspirée, elle ajouta « il a l’air d’avoir des sous... Il a jeté du linge encore potable ! J’ai récupéré une serviette, j’en ferai un bavoir pour le bébé de la voisine, ça fera son joli cadeau ». Alors, Mireille, transcendant sa léthargie, galvanisée par le divin nectar, transportée par le ratafia maternel, s’entendit proposer : « Et si demain on allait toutes les deux lui rendre hommage, non ? Après tout, on est les plus anciennes du quartier. On connait tout et tout le monde, on l’éclairerait... on lui raconterait tout bien ». Fifi répondit alors d’un air guindé mais inspiré : « Oui, mais il faudra un peu se retenir, on n’est pas des patifelles non plus... ». Mireille : « On parlera un peu pointu, on se retiendra de trop dire, on l’écoutera aussi, on sera les ambassadrices du quartier ». Fifi : « Oh.... Mireille, doucement ! tu n’es pas non plus la Marquise de Granvaldi. On ne va pas se forcer à être ce qu’on n’est pas : il nous prend comme on est ou il ne nous prend pas et c’est tout. Ne va pas nous mettre midi à quatorze heures ! ». Mireille trépigne à présent : « On y va demain ? Chiche, on y va demain ? ». Fifi, mystérieuse et confite : « Non, demain, moi j’ai à faire.......On y va après demain, ça nous laisse le temps ». « Mais le temps de quoi ? ». « De bien se préparer. M. Molle, il mérite ». « Il mérite quoi ? ». « Tu verras » répondit Fifi, l’air pénétré et énigmatique de la pythonisse initiée. Mireille se vexa et bouda. Il est vrai que l’effet du ratafia s’estompait peu à peu et rendait chafouines les âmes les plus enjouées. Néanmoins, nonobstant cet instant de repli sur les quant à soi susceptibles de chacune, le rendez-vous d’aéropage fut pris pour une visite organisée mais fortuite qui se devait être un heureux hasard. La tâche s’avérait complexe et aléatoire mais l’objectif était galant et, semblait-il, charmant. Mireille la belle se mit alors à rêver de surlendemain qui chante juste et qui chante bien. Une journée ne fut pas de trop pour s’entrainer au parler pointu et fleuri des grandes occasions. Parmi toutes ses belles tenues, elle choisit sa chatoyante tunique rouge et jaune aux motifs de chef indien emplumé et guerrier, en impression au niveau de ses plantureux tétons ainsi valorisés. Elle se surprit à fredonner d’anciennes ritournelles, sa belle tête dans les étoiles, en ne pensant, cette fois, pas à rien. Ce même jour, Fifi se reclut, rompant ainsi le pacte ratafiesque quotidien. Car la poétesse écrivait en secret, volets fermés, très inspirée. Elle mettait ainsi un peu d’ordre dans ses arborescentes pensées, afin de ne pas les perdre en ne les parlant pas. A sa manière, notre taiseuse laissait s’écouler le flux tumultueux d’émotions resurgies d’un passé lointain où elles s’étaient enfouies. Et donc, une minute poussant l’autre, le surlendemain béni fut là. Le ban et l’arrière-ban se mit en route à l’heure dite, au point de ralliement soigneusement choisi. La grande poubelle jaune était le point de repère essentiel, la boussole nécessaire si besoin. Chacune de ces dames serrait contre son sein un petit cadeau mystérieux enrubanné, une offrande au nouveau venu, au nouveau voisin qui mérite, tout au bout de la route, en bas. Leurs belles mises en plis bien bouclées et mousseuses leur donnaient assurance et confiance. Car, de toute évidence, il nous faut l’avouer, Mireille et Fifi étaient bien déterminées à aller un peu guincher. Mireille : « Je n’ai pas voulu arriver les mains vides, j’amène un litre de ratafia, tu vois... Et toi ? ». Fifi : « Pourquoi tu parles pointu comme ça ? On ne te comprend pas bien. Moi, j’ai six œufs et un poème de moi ». Mireille, encore plus pointue, se fit guindée : « Essaye de ne pas faire l’omelette alors ». Fifi ne répondit rien mais pris son air le plus pincé, le plus outré. Celui que son feu mari, (un saint homme), qualifiait d’« éteignoir municipal ». Nos deux rois mages en jupon, tunique d’indien et blouse fleurie, filèrent bon train, allègres et ronchonnes, jusqu’au bout de la route, en bas. Chemin faisant, Mireille ne put retenir quelques joyeux jeux de mots sur le patronyme de l’énigmatique et convoité M. Molle : « C’est dur d’aller voir Molle. Mal est pris qui Molle y pense. C’est un Molle pour un bien ». Fifi restait silencieuse comme à son habitude, un peu étourdie par le flux verbal et pointu de sa comparse. C’est ainsi que le ban et l’arrière-ban, la bavarde et son auditoire, le cœur battant, se présentèrent à l’huis du susdit nouveau voisin d’en bas, veuf, charmant, et sûrement méritant. Les visiteuses grattèrent et la porte s’ouvrit sur un grand et bel homme surpris, et en pyjama. Fifi se décontenança et bredouilla, fébrile : « Mais...mais... vous n’êtes pas M. Molle ? ». L’effort d’avoir dû prononcer autant de mots sans échauffement et l’effroi de la déconvenue nous la laissèrent sidérée et muette, fixant l’inconnu de ses gros yeux exorbités. Mireille prit aussitôt le relai de son accent le plus pointu, et, masquant vaillamment sa déception, passa l’inconnu à la question tout en faisant les présentations. Elle avait pris son air le plus finaud, le plus perspicace et le plus détaché pour narrer le sens de cette amicale démarche de voisinage et la recherche du M. Molle perdu. L’imposteur conquis, leur sourit attendri de tant de bienveillance, pris les cadeaux des mains de ces dames, et expliqua : « M. Molle est absent, mes chères dames. Et moi, je suis Sergio, son compagnon. Je vis ici, avec lui ». Mireille et Fifi comprirent alors que leur quête galante resterait vaine et que le ratafia ne changerait rien à l’affaire, l’accent pointu non plus. Ce surlendemain ne chanterait décidément pas mais il deviendrait le mythe d’un avenir radieux, du second souffle d’un bel âge dénié, d’une espérance, et le ciment d’une sororité renforcée.
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