Concours de nouvelles 2025

Catégorie « Adultes »

Prix de Distinction

" L'arrangement " de Roland CAMBOULIVES

L’air était pur, ce lundi de printemps. Un vent léger animait les platanes qui projetaient sur la route des ombres dansantes. Veste et pantalon de toile bleue, Lucien sifflait son bonheur à pleins poumons, à pleines lèvres. Il venait de marier sa fille à Nicolas, un brave gars, pas plus riche qu’un autre mais qui avait un bon sourire, de bons bras et qui vous plantait son regard droit dans les yeux quand il vous serrait la main. En suivant la longue route qui descendait doucement vers la gare, Lucien laissait son bonheur s’égayer en chemin. Tout s’était passé comme il l’avait prévu, tout, depuis le début, et Lucien était fier de lui, de sa malice, de sa patience et de son sens de l’organisation.

Il descendait en roue libre, faisant danser son vélo, un peu à droite, un peu à gauche, au rythme de la valse qu’il avait choisie avec sa fille pour ouvrir le bal du mariage, ce Sang viennois de Johan Strauss qu’il s’amusait à suivre sur son vélo, presque sans toucher le guidon. De temps en temps, il s’arrêtait de fredonner pour écouter le bruissement régulier de de la chaîne et du dérailleur que son collègue Honoré lui avait réparés deux jours plus tôt. Un bien bon collègue, toujours prêt à rendre service. Ils travaillaient ensemble à la gare, ils partageaient les mêmes tâches, accrochaient ensemble les wagons à la loco, une manœuvre délicate qui les obligeait à se faufiler entre les wagons, en évitant les tampons au risque de se faire broyer comme les noix qu’Honoré cassait entre ses doigts.

A la pause, ils partageaient leur casse-croûte, assis à l’écart au pied d’un des marronniers qui bordaient la voie ferrée. C’était là que, quelques jours plus tôt, Honoré avait réparé le dérailleur capricieux qui bloquait quelquefois la chaîne de son vélo. Lucien avait profité de ce moment pour lui raconter avec beaucoup de précision les préparatifs de la noce, décrire sa petite Amélie avec une émotion réelle dans la voix et vanter les mérites de son futur gendre. Il avait, disait-il, arrangé à la perfection tous les détails de la noce, dégoté un petit restaurant avec une terrasse où l’on pourrait danser, trouvé un accordéoniste qui avait de la voix et avait fini par se résoudre à vider sa cave jusqu’à la dernière bouteille s’il le fallait. Tout était pour le mieux disait-il. Tout, sauf un détail qui allait gâcher la fête. Lui, le père de la mariée serait obligé de quitter la noce à la fin du repas, avant même la pièce montée.

" Oh ! dit Honoré. Et pourquoi ? " Lucien expliqua son embarras. Il avait déjà posé son vendredi pour les préparatifs et son samedi pour la noce. Mais il ne pouvait pas prendre plus. Il devrait reprendre son service le samedi à minuit. Il manquerait le meilleur de la fête et il ne serait même pas là pour voir les jeunes mariés partir pour leur voyage de noces. Honoré avait bien ri. " Toi, tu as quelque chose à me demander. " Tout en parlant il avait pris une noix dans sa poche et la cassait entre le pouce et l'index. Chez lui, cela voulait dire que l'affaire était déjà conclue. Lucien s'était aussitôt empressé de le remercier. Vraiment, il le sauvait. Grâce à lui, Lucien pourrait librement participer aux derniers préparatifs le vendredi, le lendemain il pourrait être de la noce et fêter l'événement sans arrière-pensée et le surlendemain, c'était promis, il viendrait relever son ami à 15h, pour le changement de loco du Vienne - Marseille.

Lucien, bien droit sur son vélo, regardait les branches défiler au-dessus de sa tête. Il apportait dans sa musette quelques surprises pour remercier son ami, un gros morceau de pâté en croûte, deux belles tranches de rosbeef, une bonne bouteille sauvée du pillage, du Sang du peuple, une poignée de bigarreaux, deux sacs de dragées et un morceau du tulle de la mariée pour lui porter chance. Honoré apprécierait certainement et pendant la pause, tout en mangeant, il lui raconterait la noce.

Le vélo semblait rouler tout seul, Lucien se remémorait tous les obstacles qu'il avait fallu contourner pour en arriver à ce samedi où il avait pris le bras de sa fille pour la conduire à l'autel de la petite église Saint-Christophe. Les enfants s’étaient bousculés pour mieux voir, quelques femmes avaient pleuré. Et là, sur la route légère, il se laissait porter en roue libre, les deux pédales à la même hauteur, grisé par la vitesse et son bonheur, reprenant comme s'il y était " Le temps des cerises " qu'il était parvenu à faire chanter par le vieil oncle Edouard.

" Mais il est bien court, le temps des cerises
Où l’on s’en va deux, cueillir en rêvant
Des pendants d’oreilles …
Cerises d’amour aux roses pareilles,
Tombant sous la feuille en gouttes de sang …"

Il reprenait maintenant la chanson à pleine voix, se surprenant lui-même d'en connaître aussi bien les paroles.

" Et dame Fortune, en m’étant offerte,
Ne pourra jamais fermer ma douleur …"

Son cœur, tout à sa joie, était insensible à la nostalgie des paroles. Il se félicitait de n'être pas étranger à l'amour qui unissait les jeunes mariés, de leur première rencontre pour le moins. Il avait un jour décidé que ce Nicolas ferait un bon mari pour sa fille et avait patiemment travaillé à faire que leurs chemins se croisent. Il connaissait un peu son père, excellent menuisier mais pêcheur à la ligne aussi maladroit qu'obstiné. Il l'avait aperçu quelquefois le dimanche, patiemment assis au bord de l'eau, surveillant en vain un bouchon immobile, ou s'appliquant à démêler le fil qu'il avait définitivement embrouillé et secouant soudain sa main avec énergie, s'étant lui-même piqué à son propre hameçon.

L'idée lui étant venue, il entreprit un discret rapprochement, donnant en passant quelques menus conseils, puis le guidant vers les endroits propices. En peu de temps, ils pêchaient côte à côte, le menuisier finissant même par pêcher trois ablettes qu'il rapporta triomphalement à sa femme. Deux ou trois semaines encore et les deux familles se réunissaient autour d'une nappe blanche pour partager le repas du dimanche au bord de la rivière. Lucien et sa femme arrivèrent un jour avec leur fille Amélie qui dut se montrer charmante car, dès le dimanche suivant, le fils du menuisier vint aussi. Il avait remplacé sa casquette par un beau canotier qui semblait voir le soleil pour la première fois. Après le repas, les deux jeunes gens avaient fait quelques pas ensemble sous l’ombre légère des vernèdes. Ils ne tardèrent pas à prendre cette douce habitude. Les parents évitaient de s'en rendre compte, laissant le temps travailler à leur place.

Lucien se félicitait de cette patiente entreprise qui, par bonheur, venait de produire le mariage de la fille du cheminot et du fils du menuisier. Ils voyageraient facilement et auraient une solide maison. Déjà Lucien voyait les petits-enfants courir dans le jardin. Il y aurait deux garçons et peut-être une fille. Mille projets défilaient dans sa tête et il chantonnait en souriant la douce chanson du temps qui passe.

" Il y a aussi le temps qui file,
C'qu'il est pressé,
C'est insensé."

Lucien, lui, n'était pas pressé. Il était arrivé à ses fins, selon ses plans, et il ne se lassait pas de s'en émerveiller. Où pouvaient bien être maintenant Amélie et Nicolas ? Pour leur voyage de noces, il avait obtenu du garagiste qu'il leur prête une voiture, une Traction avant. En échange, il l'avait invité à la noce. Là aussi, tout s'était bien arrangé.

Déjà pourtant, un point blanc était apparu au bout du chemin. La gare n’était plus très loin. Le cours ordinaire des jours allait rompre le charme de la fête. Il eut envie d’en profiter encore un peu et décida de terminer sa route en marchant à côté de son vélo. Il n'aurait que quelques minutes de retard, le travail n'en souffrirait pas et Honoré ne lui en voudrait pas. Il avait cueilli en passant une fleur de pissenlit et mâchonnait doucement l'amertume de sa tige. Lucien marchait d'un pas paisible et léger, revivant une dernière fois les joies de la noce, les rires et les chants, les jeux des enfants et l’ivresse du bal. Même, il avait valsé avec la belle Eliane au doux parfum de rose.

Soudain, il s'arrête. Là-bas, autour de la gare, on s'agite, il y a des cris et ce train de Vienne qui ne repart pas. Un pressentiment le saisit. D'un bond, il saute sur son vélo. Sur le quai de la gare, un groupe maintenant immobile et silencieux se penche sur les rails entre la loco et le wagon de tête.

" Ah ! te voilà ! " lance derrière lui une voix pleine de reproches. C'est Armand, le chef de gare. "Tu n'étais pas là, c'est Honoré qui a dirigé la manœuvre. Il s'est fait prendre entre les tampons. Il a eu la hanche broyée. Il n'est pas mort mais … "

Lucien n'a plus de voix. Sans même y penser, il a lâché sacoche et vélo, il n'a même pas entendu se briser la bouteille de Sang du peuple. Derrière ces hommes qui font barrage, il y a Honoré, effondré, replié sur lui-même comme un chiffon, disloqué à sa place, par sa faute, pour ce petit retard qu'il vient de s'accorder, pour tous les plans qu'il a mis en œuvre pour réussir le mariage de sa fille. Lui, si fier et joyeux tout à l'heure, se sent maintenant impuissant et coupable. Déjà, l'ambulance est arrivée. On emporte Honoré. Lucien voit passer la civière juste devant lui, terriblement réelle, funeste.

" Ne reste pas là sans rien faire, dit Armand. Prends ses affaires. Il faudra les donner à sa femme. " Sur la voie, Lucien a ramassé la casquette et la veste d'Honoré, toute souillée de graisse et de sang. Il a trouvé dans une poche quelques noix brisées et dans l'autre, une petite boîte enveloppée dans du papier bleu. Sur le ruban Honoré avait écrit les prénoms d'Amélie et Nicolas.

Il a déposé la veste et la casquette dans le bureau du chef de gare. Sans mot dire, il est revenu prendre son vélo. En le relevant, il a vu la chaîne une fois encore prise dans le dérailleur.