Concours de nouvelles 2025

Grand Prix du Jury

"Les trois derniers jours du procès de Yannick Picard"

de Sandra BONNARD

Issus de faits réels

Jour 1 (Aujourd’hui) Le premier jour il descend aux enfers

Il est heureux, Maître Julien Durand. Fatigué, ridiculement épuisé même. Ce n’est pas possible de ressentir une telle lassitude à son âge. Il n’a que trente-cinq ans. Mais pour cette affaire, il a tout donné. Il veut tellement emporter la victoire, gagner totalement pour une fois. C’est une véritable affaire. Une affaire de meurtre. Sa première.

Un an auparavant, son futur client, Yannick Picard, le jeune médecin accusé du meurtre de sa femme, lui a été présenté par Maître Leclerc, le grand Hervé Leclerc, qui vient d’être nommé Ministre de la Justice, et doit abandonner, ou plutôt confier, ses clients à des confrères. Le grand défenseur a souhaité lui transmettre le dossier Picard, à lui, Julien Durand, obscur petit avocat à Marignane. Pénaliste certes, mais l’essentiel des dossiers de Julien consiste pour l’instant en petites affaires de trafics de drogues, ou d’armes, escroqueries, vols à l’arraché, défenses de receleurs. C’est vrai, Julien est l’un des neveux par alliance d’Hervé Leclerc… (du reste, ils ne se fréquentent pas). Mais le futur Garde des Sceaux ne craint-il pas une défaite ? Ils se rencontrent une fois – le grand homme est pressé, le ministre en devenir n’a pas beaucoup de temps. Il lui serre la main chaleureusement, le regarde intensément de ses yeux très clairs, si souvent vus à la télévision et décrits dans la presse. Cela dure quelques secondes, et Julien conçoit une admiration et une reconnaissance éperdues pour cet homme public, si décrié par les uns, idolâtré par les autres. Le jeune avocat décide instantanément de lui donner sa confiance et de tout faire pour lui rendre ce qu’il lui offre. Cette affaire Picard, – il en a entendu parler bien sûr –, lui fait peur ; il n’a jamais traité un tel dossier, mais il se promet alors qu’il y travaillera jour et nuit, y mettra toute son énergie, toutes ses connaissances. Il lit beaucoup, prend quantité de notes, rédige des dizaines de fiches, se déplace dans différents sites, bibliothèques, archives, rencontre évidemment des policiers référents en matière criminelle, mais aussi des professeurs d’université, des chercheurs. Il réussit à impliquer une petite équipe d’hommes et de femmes, salariés et bénévoles, férus ou formés en matières judiciaires, pour réfléchir, écrire, consigner tous les éléments recueillis. Il sait que le procès aura lieu un an après, un an à partir de la poignée de main de Leclerc. Il a un an devant lui qu’il emploiera pleinement ou presque au dossier Picard.

« Affaire facile », lui dit le grand avocat, « Vous verrez, ce sera simple d’obtenir l’acquittement. Oui, en tant que mari il parait avoir le seul mobile avéré. Mais il n’y a pas de corps, pas de preuves. Quant aux raisons du meurtre, des tas de gens peuvent être concernés sans qu’on n’en sache rien. La police a enquêté à charge. Il faut creuser. C’est à vous d’imaginer, d’aller au-delà des idées toutes faites, au-delà des évidences trop criantes. Cherchez, réfléchissez, faites des hypothèses. Vous le savez, l’innocence de l’accusé que vous en soyez convaincu ou pas, ce n’est pas le sujet : apprenez maintenant à connaitre la victime et son histoire. Vous en retirerez toujours quelque chose de nouveau ».

Et Julien, armé de sa petite troupe fervente, cherche, creuse, émet des hypothèses ; rédige une véritable biographie de la victime. Il finit par la connaitre mieux que sa propre mère. Un biopic qui se déroule sous ses paupières fermées, la nuit, pendant ses insomnies.

La victime, la disparue plutôt, est une jeune femme de trente-cinq ans, médecin chercheuse, qui venait de briguer un poste prestigieux aux Etats-Unis. Séduisante, selon les photos et les vidéos des réseaux sociaux, froide et distante selon les personnes qui l’ont fréquentée, et « la femme de ma vie », selon l’accusé, Yannick Picard, qui continue par les mêmes propos chaque fois qu’on l’interroge : « Comment aurais-je pu lui faire du mal, elle était tout pour moi, je ne sais plus vivre sans elle ». La personnalité de la disparue, qui se nomme Jeanne Aire (oui ça ne s’invente pas), avait été difficile à appréhender. Mais Julien et ses collègues ont récupéré tant d’informations sur elle, recueilli tant de témoignages, compulsé tant de publications sur ses réseaux, qu’elle ne leur semble plus du tout mystérieuse, étrangère ou évanescente. Ils la voient maintenant comme une femme déterminée, ambitieuse, bosseuse, qui cherchait à exploiter au mieux ses compétences et son intelligence. Le couple qu’elle formait avec Yannick, lui aussi médecin, était décrit comme un « beau couple », très occupé mais souriant et sociable, avec peu d’amis mais qu’on rencontrait parfois au théâtre ou à l’Opéra (grande passion de Picard). Quant aux familles, celle de Jeanne se plaint de voir trop rarement la jeune femme et de ne pas être à même de décrire ses relations de couple, celle de Yannick vante le charme et la culture de la belle-fille-belle-sœur en évoquant la grande gentillesse, la douceur de « leur » Yannick » très amoureux et « si fier de sa Jeannette ».

Cependant, en première instance, des collègues ont expliqué qu’il était malheureux de la voir partir aux Etats-Unis. Voilà pourquoi l’accusation l’a emportée sur un faisceau de présomptions qui permettent d’expliquer, selon elle, la disparition brutale de la jeune femme, son homicide possible, bien qu’on n’ait rien trouvé, ni scène de crime, ni sang. Rien. Yannick Picard pleura, pleure toujours, jure de son innocence depuis des années, tente même de mettre fin à ses jours en prison préventive.

Au fur et à mesure des explorations, enquêtes, examens de l’équipe Durand, des éléments d’investigation non retenus par la police ou par le juge d’instruction sont (ré)apparus. Deux collègues de Jeanne lui en veulent à mort : des propos et des mèmes haineux et menaçants trouvés dans les profondeurs des réseaux sociaux, qu’on avait essayé d’effacer, montrent qu’ils détestent la jeune médecin. Ils convoitaient le même poste américain et ne sont arrivés que deuxième et troisième au concours organisé pour cette promotion. Éliminer Jeanne est le meilleur moyen de récupérer l’accession à cette charge très prisée.

Autres découvertes, le petit génie de l’informatique, participant bénévole à l’équipe Durand, a fini par dénicher, au travers des abysses du dark web, des conversations cachées entre Jeanne et un homme qui lui reproche d’avoir laissé mourir sa petite fille par négligence et défaut de soin. Il exprime très nettement son désir de la faire « disparaître ». Des éléments que n’ont même pas cherchés les policiers, puisqu’ils n’ont pas mené une enquête sur la victime, mais sur Yannick.

Ce qui leur est reproché en première instance par la défense, « vous faites une enquête à charge, ceci est illégal et contre toute déontologie d’une instruction judiciaire ! » a fulminé Maître Leclerc. Mais la suspicion de l’enquête à charge n'est pas retenue par l’instruction, et la colère d’Hervé Leclerc au premier procès ne change pas l’avis des jurés. Ni celui du président du tribunal.

Lors de la mise à jour de ces informations par l’équipe, Julien sent un grand soulagement. Il tient les éléments pour faire jouer le « doute raisonnable », in dubio pro reo. En plus de l’absence de corps et de preuves réelles et avérées, il peut maintenant obtenir l’acquittement. Un mois avant la deuxième instance, il se met à la rédaction de sa plaidoirie.


Jour 2 (Demain) Il portera l’Espérance

Julien entrera dans le box du parloir où l’attendra Yannick. L’accusé aura maigri. Il sera blanc et semblera souffreteux. Ses yeux injectés de sang jetteront de longs regards éperdus autour de lui. Il se lèvera avec difficulté malgré son jeune âge pour serrer la main de Maitre Durand :
- « Maître, merci encore d’être là. Vous en êtes où ? Vous êtes confiant ? 
- « Oui, oui, Yannick. Tout va bien. Nous avons pu faire confirmer tous les éléments que nous avons mis à jour et dont nous nous sommes entretenus lors des dernières visites. Ne vous inquiétez pas. C’est l’accusation qui va avoir de grandes inquiétudes maintenant. Votre condamnation était parfaitement injuste ».

Julien sera attendri, ému par le sourire triste et le serrement de main tremblant de son client. Au cours de cette année passée à travailler avec lui, il a pu se forger une opinion de cet homme gentil et délicieux. Cultivé, discret, il se dévouait en faveur de plusieurs associations à but humanitaire ; il est amoureux de musique classique, et de ses chats, auxquels il a même construit un immense enclos couvert pour les protéger des prédateurs : Yannick craint les renards, les chiens errants mais aussi les oiseaux de proie. Un jour, il avait surpris un aigle qui, plongeant en piqué, enleva rapidement un lapin adulte dans les airs puis le relâcha brutalement sur le sol à une vingtaine de mètres, pour redescendre à grande vitesse sur le cadavre du pauvre animal et le récupérer. Yannick a les larmes aux yeux lorsqu’il raconte cet incident.

Très attaché à sa profession, il est apprécié par l’ensemble de ses patients qui le regrettent éminemment. Avec ses dix ans d’avocature, Julien connait suffisamment l’âme humaine pour être certain désormais que l’homme qui lui fait face ne recèle pas une once de violence. C’est juste un pauvre bougre qui n’a pas eu de chance. Il était tombé amoureux d’une femme qui, comme il le dit lui-même « avait bien voulu de lui ». Il en est encore abasourdi : comment une femme comme elle avait-elle pu ne serait-ce que jeter un œil sur lui ? Il en fut bouleversé et tellement reconnaissant. Ils avaient vécu six ans de bonheur « dans leur bulle ». Il confiera que la promotion de Jeanne n’avait jamais été un problème puisqu’ils avaient décidé alors de partir ensemble. Il avait prévenu ses patients (ce qu’ils confirmèrent tous) et, après un examen d’agrément, il avait obtenu la permission d’acquérir une expérience clinique au travers d’un poste provisoire dans un cabinet de San Francisco, juste à côté de l’hôpital où aurait dû officier Jeanne. Il avait demandé un visa touristique, suffisant pour son départ, et qu’il reçut un peu avant la disparition de Jeanne, papier qu’il avait pris en photo. Cette photo, il la sortira régulièrement de sa poche, avec une émotion difficilement contenue.
Après quelque temps, il aurait eu le droit de pratiquer comme ses confrères américains.

Pas de disputes connues, un départ à deux pour de nouvelles aventures qui enthousiasmaient le couple, le « mobile » tombe, comme une mouche sous insecticide. Pourquoi maître Leclerc n’avait-il pas avancé ces arguments imparables en première instance : les démarches du couple pour un nouveau départ ensemble en Californie ? L’équipe n’a rien trouvé de probant et, pour comprendre, Julien essaiera de contacter Leclerc qui ne pourra pas le recevoir mais lui promettra un message. Julien ne recevra ni mail, ni texto. Juste un message vocal tronqué qui dira « Californie… Preuve…existé. Je vous fais confiance. Allez-y ». Le reste du message s’est évanoui dans les limbes du numérique.

En serrant la main « pour la dernière fois » à son client aux doigts tremblants mais à la paume sèche, Julien sentira la victoire le submerger.

L’audience sera magnifique. Maître Julien Durand flottera sur un nuage de triomphe. Il sera bon. Très bon même. On verra les jurés attentifs, captivés par les mots bien choisis, les arguments incontestables, les nouvelles informations dévoilées. L’accusation essaiera bien de revendiquer l’absence de transmission des nouveaux éléments, mais Julien s’en sortira avec maestria, invoquant l’instruction qui a sciemment écarté la plupart de ces nouveautés… qui n’étaient pas nouvelles.

Il mettra les rires de son côté. Sa plaidoirie, fort bien écrite, sera applaudie par un public hilare, immédiatement morigéné par le président. Les jurés souriront béatement. Quand ceux-ci sortiront, l’ambiance sera à l’acquittement. La rumeur courra dans tout le palais pendant la pause de débats. Julien aura le cœur battant. Les journalistes tenteront de lui soutirer quelques mots pour célébrer la victoire qu’on sent prochaine. La nuit tombera. L’acquittement sera sur toutes les lèvres.


Jour 3 (Après-demain) Le troisième jour, il ressuscitera 

Le verdict sera annoncé le matin, dès la reprise de l’audience.
Au moment où le juge prononcera :
« Monsieur Yannick Picard, vous êtes acquitté »
Julien qui éprouvera la chaleur de la jouissance, sursautera, bizarrement effrayé par la vibration de son téléphone. Malgré le moment solennel de sa victoire proclamée, il ressentira l’envie irrépressible de regarder son écran.
Un message de Hervé Leclerc et un appel insistant de l’une de ses équipières. Il prendra l’appel.
« Julien, Julien, il faut tout arrêter, il faut empêcher qu’il soit acquitté ! ».
La voix de sa collègue bénévole ne sera qu’un souffle de peur.
« Que se passe-t-il Sarah ? Calmez-vous, calmez-vous. Que vous arrive-t-il ? ».
« Julien, c’est c’est c’est… l’enclos des chats fabriqué par Yannick ! Il y a quelques jours, en retournant chez Yannick pour rapporter des documents perquisitionnés, on a remarqué que, depuis la grande tempête de la semaine dernière, les chats avaient un comportement bizarre et grattaient toujours au même endroit. On est allés voir la police, ils nous ont pratiquement jetés dehors « laissez faire la justice et votre patron, maintenant ! Arrêtez de vous prendre pour Sherlock Holmes ! ».
« Alors on y allés cette nuit, on a cassé le cadenas, on a creusé là où les chats grattaient… Elle est là, Julien, elle est là ! Ça fait des années qu’elle est là ! Jeanne ! C’est horrible ! Il l’a fait, Julien ! Il l’a fait ! ».
Julien sentira ses jambes flageoler, ses bras picoter, sa tête bourdonner. Dans un geste automatique, il ouvrira le message dont la bannière s’était affichée :
- « Oui, c’est Leclerc. J’ai un peu suivi les débats, enfin on m’a expliqué … Bon, vous avez réussi, semble-t-il. Mais aviez-vous eu mon message il y a quelques mois ? Je revenais sur l’examen d’agrément, le poste provisoire en Californie : je vous disais de ne pas vous appuyer là-dessus. Aucune preuve que tout ça ait existé ».
Julien l’apprendra plus tard. Jeanne avait écrit par voie postale à sa sœur avec laquelle elle avait renoué en secret : « ce poste aux Etats-Unis, c’est ma porte de sortie. Je vais en profiter pour quitter ce taré de Yannick en douceur. Il me fait peur ». Lettre retrouvée par la sœur de Jeanne, au moment de son déménagement.

Julien fera acquitter un homme qui a commis un féminicide.
Il le saura le troisième jour. Le surlendemain.

Mais aujourd’hui, on est encore aujourd’hui.