Concours de nouvelles 2024

Grand Prix du Jury

"Jour de course " de Denis CRENO

La brume se lève à peine sur les collines du bocage, il fait frisquet pour un mois de mai. Les rues du village s’animent, les terrasses de café font office de vestiaires. C’est jour de course. Dino Barcolli s’est inscrit sans trop y croire, vingt kilomètres c’est dans ses cordes, mais avec son boulot de maçon, il s’entraîne moins. Quand il arrive en costume gris et chemise blanche, un cabas de supermarché en guise de sac de sport, le look parait anachronique mais il n’aime pas les survêtements fluos et autres gadgets de marketing sportif. Dino est d’un autre temps. Ancien champion en Italie, il a troqué les podiums contre des échafaudages, histoire de faire bouillir la marmite.

Le souffle des coureurs à l’échauffement se mêle aux effluves de café brûlant, la sono balance sa musique d’ambiance entrecoupée d’annonces publicitaires. Bientôt c’est la transhumance des athlètes qui défilent et qui s’exhibent. D’aucuns prétendront qu’ils pratiquent la course à pied parce qu’ils aiment l’effort solitaire, pourtant à bien y regarder, c’est en troupeaux qu’ils se déplacent ! La grégarité se déguise sous des débardeurs sponsorisés, et on remarque déjà les leaders, forts en gueule et exubérants.

L’avant-course est le moment le plus important pour Dino. Seul dans son coin, tee-shirt et short qui commencent à dater, il est en phase d’observation. Autour de lui il n’y a pas de partenaire, s’il se présente sur la ligne de départ, c’est pour le combat, et peut-être pour gagner. Il sait qu’il est moqué mais il s’en nourrit, sans prétention il se protège du conformisme. S’il estime être à sa place, sa conscience lui assure une confiance inébranlable. Alors la mesquinerie environnante ne l’atteint pas. Les regards ne s’attardent pas, chacun dans sa routine. A cinq minutes du départ, la confrérie des coureurs à pied perd subitement de sa superbe. La métamorphose des frimeurs en tous genres s’opère inéluctablement à mesure que les secondes s’égrènent. Le stress s’immisce sournoisement. Sous la banderole qui claque au vent, le léger brouhaha s’estompe. Les adversaires d’un jour se massent et s’agglutinent en un peloton compact et fébrile.

Dino a cette distance dans les jambes, il le sait ; tout dépendra du train. Le circuit est vallonné mais les parties roulantes devraient lui permettre d’allonger la foulée. Tout dépendra de cette armada de jeunots qui l’entoure et qui le précède sur la ligne de départ. Car pour être le premier à s’élancer, tout est permis avant même le signal, ça joue des coudes et ça se bouscule. Dino s’efface et laisse la place. La course sera longue et les impudents se ramasseront à la pelle, inexorablement, car c’est la loi de la vie ! Les ailes se brûlent au feu de la fatuité.

Micro en main et frustré de n’avoir qu’un mot à dire, c’est Monsieur le Maire qui donne le départ avec un « 3, 2, 1…Partez ! » plein de remords. Avant même qu’il ne se soit écarté, le premier édile est quasiment piétiné par une marée humaine ensauvagée. Le démarrage est violent et le public, massé sur le trottoir, peut à peine reconnaître ses favoris.

En préambule, le circuit emprunte les rues de la cité parce qu’il faut flatter l’Office du Tourisme et l’Association des commerçants. Les pavés et les trottoirs sont déjà des pièges à éviter, mais ont ce mérite de faire le ménage. Le peloton s’étire comme un train du Far-West, interminable et brinquebalant. Dino a choisi son wagon, loin de la locomotive qu’il devine dans un nuage de poussière. Après quelques kilomètres on sort de la zone urbaine et le parcours emprunte les routes champêtres. Les éléments ressuscitent les aléas de la course, le vent, le soleil, la terre infléchiront bientôt le scénario final. Autour de lui des anonymes l’accompagnent mais il devine que bientôt il les abandonnera, sans gloriole et sans empathie, avec indifférence. C’est la course.

Le parcours s’annonce plus exigeant qu’il n’y paraissait. Les petites côtes s’avèrent très pentues et les portions roulantes énergivores. La vérité du terrain se campe irrémédiablement en arbitre impitoyable. Devant, l’allure est soutenue, voire rapide, et le petit groupe qui mène la danse est contrôlé par un coureur qui a fière allure. Cheveux gominés, teint hâlé, muscles saillants, maillot et short assortis, tout semble réuni pour une belle tête de vainqueur. Ne laissant aucun relais, le dossard numéro 14 multiplie les relances. Les alliés de circonstance semblent soudain lestés, les écarts se creusent, les corps s’écrasent. Le soleil s’invite en sortant d’une vallée. De l’ombre à la lumière, les athlètes s’éparpillent selon leur appétence, et le processus de sélection se met en place. Le 14 brille de mille feux, la foulée mécanique ne souffre d’aucune rupture, les rouages sont huilés et l’efficacité du geste n’altère en rien l’esthétique recherchée. Le buste légèrement incliné, les épaules en arrière, il semble ne pas toucher terre. La cadence s’emballe, le tempo presto imposé annonce l’hécatombe. A bout de force, les danseurs quittent la piste, comme aspirés vers un gouffre sans fond. Un sourire sarcastique se fige en un rictus d’autosatisfaction, le 14 jubile, personne ne peut le suivre. Le matador, la lumière, c’est lui ! 14 !

Dino, lui, poursuit sa remontée, sans accélérations saccadées, avec la régularité d’un métronome. La musique est inscrite dans le marbre de ses fibres musculaires, chaque mouvement est écrit sur la partition de son solo athlétique. La stratégie empirique l’emporte, toujours d’actualité et se dresse en un rempart indéfectible contre le poids des années. Il sait qu’il reviendra tôt ou tard sur le devant de la course. La patience et l’oxygène sont les combustibles de l’endurance, intimement liés l’un à l’autre. Les kilomètres s’accumulent. Les affres de la course déciment sur le bas-côté les coureurs harassés et terrassent un à un les champions éconduits. Tous ceux qui étaient partis comme des fusées se tiennent les genoux, asphyxiés par un effort brutal et inconsidéré. Dino court à l’ancienne sans démonstration ostentatoire. Mais c’est efficace, terriblement efficace. Pas de place pour l’apitoiement, la course reprend sa bienséance. Les seigneurs de la route se sont donné rendez-vous, c’est une question de temps.

Après un long serpentin de montées et de virages en forêt, qui jouent à cache-cache avec la progression des athlètes, la situation se dégage sur un vaste plateau aride. La visibilité est optimale, rien ne peut entraver la perception du lointain. Une ligne droite de plusieurs kilomètres, telle une lame effilée, se profile au cœur de l’infini. Aucun coureur à l’horizon. Dino s’engage seul dans cet enfer chauffé à blanc. Tout en maintenant son effort et sans troubler sa lucidité, il doit maintenant élucider cette équation. Seul devant ou très en retard ? Comment est-ce possible, il a doublé plusieurs concurrents, combien ? Impossible à déterminer précisément, et cela ne peut pas avec précision lui indiquer sa position. Non, il doit se rendre à l’évidence, il est bel et bien lâché, la course est perdue, c’est la course de trop… In-extrémis, il se rattrape au bastingage de sa sérénité, ne pas se laisser happer par les vagues scélérates est vital. Survivre au naufrage, poursuivre son ouvrage, telle est la bouée de sauvetage à laquelle il s’agrippe. Il reprend sa course méthodique, réajuste sa respiration, relâche la pression qui congestionnait ses mains. Inspire-Expire ! Le rythme retrouvé, il s’emploie à acérer son point de mire, au plus proche de la ligne d’horizon, toujours plus loin. Soudain imperceptiblement il devine un point sombre qui se détache de l’asphalte blanchi. La focale est maintenant réglée, c’est la renaissance du chasseur.

14 est devant, débarrassé d’insolents venus jouer les trouble-fêtes. Pourtant, seul dans ce paysage quasi-lunaire, il est une cible parfaite. L’absence de relief ne lui donne pas l’avantage du terrain. Derrière lui, c’est sûr, il devine, il sent un poursuivant. Un coureur le suit à portée de fusil, il a comme un mauvais pressentiment. Il le sait, et il sait qu’il le sait, celui qui le suit, celui qui le pourchasse. Trahi par un excès d’orgueil, il est parti trop vite, il le sait, et il sait qu’il le sait, parce que derrière ce doit être un chasseur. Condamné à la chasse à courre, le gibier ne peut s’échapper. La sensation lui est particulièrement désagréable. Il s’est retourné et il l’a vu, enfin il l’a deviné, comme une tête d’épingle sur un ruban argenté. Désormais en tête de course, il devrait jubiler, mais il est traqué comme une bête, il sent un regard braqué sur son dossard, le 14. Epuisé, pathétique et paniqué, il a froid, il doit ralentir le tempo, abaisser le rythme cardiaque, les muscles saillants se crispent. L’allure se désagrège, et le pantin désarticulé ronge le robot éphémère. Alors, il réduit encore un peu plus sa fréquence de foulée, il marche presque. Il se retourne, l’autre gagne du terrain. Il peut désormais entrevoir son allure, son corps, son visage. Ce n’est pas possible. Un vieux ! C’est un cauchemar ! Fagoté comme l’as de pique, d’où sort-il ? Obnubilé par l’image du zombie qui fond sur lui, 14 reprend la course, c’est le remake d’un film d’horreur. Son esprit divague, la lucidité l’abandonne. Perdu dans ses élucubrations, il trébuche, perd l’équilibre et se ressaisit. Il trottine à présent mais décidément la machine est grippée, l’acide lactique le paralyse. Il faut improviser. Subitement, il s’arrête net. Accroupi, la tête dans les coudes, il attend.

Dino est bien, léger et aérien, euphorique. L’adrénaline attise son instinct primaire, il court comme poussé par le vent. Sans effort, il fond sur sa proie, sans faiblir, sans défaillir. Avec le sang-froid du sniper, il ajuste sa visée, il règle sa lunette de tir. Il s’approche, mais pas trop vite pour ne pas éveiller de soupçon. L’idéal serait de le garder le plus longtemps possible à sa portée, pour le coiffer au poteau. Mais bizarrement et contre toute logique, l’écart se réduit comme une peau de chagrin. Il s’approche de son objectif, au point de le distinguer nettement. Un rapide examen lui confirme qu’il n’est pas en surrégime, son allure est soutenue mais pas au point de gommer un handicap en si peu de temps. Non, c’est ailleurs qu’il faut chercher. C’est un piège. L’Autre lui a tendu un piège, il s’est arrêté. Genoux à terre, il se cache le visage, le dossard frémit : numéro 14.

Dino est coincé, il doit le dépasser. Sans lui accorder un regard, sans l’ombre d’un doute, il affiche sa supériorité. Son adversaire ne doit pas déceler la moindre faiblesse, l’adversaire ne doit pas espérer. Il passe comme un train en gare qui laisse le voyageur sur le quai. Il poursuit sa course, accomplissant son rêve de solitude, seul devant. Après quelques foulées, il se retourne et voit 14 se redresser, réajuster son maillot et reprendre la course. Les mouches ont changé d’âne. Désormais, l’Autre est devenu chasseur et ça change tout.

L’inversion des rôles pimente les comédies, jamais les tragédies. Le sort est scellé, la course se durcit. La bête doit être hors d’atteinte. Il feint de maintenir un rythme régulier mais sans en donner de signes extérieurs, Dino décide d’allonger la foulée sans en augmenter la fréquence. Tout est dans le bluff, la partie de poker se substitue à la partie de chasse. Les cartes sont rebattues, l’Autre a vu une partie de son jeu, lui n’a rien vu venir. Il sent que ses ressources sont entamées, il n’avait pas prévu et pas choisi la situation dans laquelle il se trouve. Il avait bien vu en doublant l’Autre, que c’était un jeunot, donc plus rapide, avec du potentiel de récupération supérieur, avec des neurones qui percutent. La course devenait mentale, reléguant le physique au rang de second rôle.

14 était content de son coup, mais cela ne réglait pas complétement son problème. Son adversaire qu’il avait vu de près cette fois, était passé près de lui sans un regard, sans l’ombre d’un doute, et il devait le rattraper. Sans trop dévoiler son empressement évidemment, mais il devait reprendre la course, le rattraper et le doubler dans le final. Son plan machiavélique et déontologiquement discutable l’obligeait cette fois à être plus fort. Mais le vieux lui avait fait une drôle d’impression. Aucun signe d’expression ne se distinguait ni dans son attitude corporelle, ni même sur son visage. Droit et imperturbable. Une force de samouraï.

Quand il reprend sa foulée, 14 ressent une sorte de vide qui l’envahit. L’humiliation excite son arrogance, mais lui coupe les pattes. Il doit contrôler son égo, ne pas se disperser, faire le plein d’énergie positive, et se mettre au niveau de son adversaire. (C’est nouveau pour lui !). Il suit à bonne distance cet athlète d’un autre temps, mais qui est devant. L’écart ne faiblit pas, il semblerait même que la proie s’échappe. La fatigue occulte ses facultés d’analyse. Alors 14 en remet un coup, pioche de nouveau dans ses ressources. Il se bat contre ce corps qui n’avance pas, contre cette brûlure qui enflamme chaque foulée. Le souffle court, il s’aperçoit qu’il va bientôt se trouver à court d’énergie. Le délire de chasser le samouraï laisse la place au délire de Don Quichotte. Le chevalier errant n’est qu’un pantin désarticulé qui se traîne derrière un géant. Le panneau des 5 kilomètres annonce la dernière ligne droite.

Dino se connaît bien, l’effort et le dur labeur ont buriné sa résistance, le soleil et le vent ont façonné sa résilience. Il s’accroche, il restreint sa consommation d’oxygène comme on garde une poire pour sa soif. La fin justifie les moyens, il doit s’adapter. Il allonge subrepticement la foulée, centimètre par centimètre, comme on fait un mur, pierre par pierre. A ce rythme il est confiant, l’Autre ne reviendra pas. A ce rythme il franchira la ligne d’arrivée en vainqueur. A son âge ce serait une belle performance. Mais il ne doit pas y penser. Y penser hypothèquerait ses chances de gagner et gangrènerait sa concentration. Il se relâche et respire, surtout ne pas faire la course dans sa tête. Il doit s’absenter, se laisser porter par une force contrôlée, maîtrisée, tendue vers la victoire. Il est attentif, tout entier immergé dans son environnement, connecté au moindre détail. Il perçoit les premiers signes de l’animation qui bat son plein au village. C’est la fête de l’année, musique, pétards et foire foraine. Les champs de maïs de part et d’autre de la route sont l’ultime marque paysanne avant d’arriver en ville. Dino maintient sa foulée rasante, efficace et économe. Quelques chiens de chasse se mettent à aboyer au loin dans les parcelles cultivées. Une détonation retentit.

14 n’a rien perdu de son écart avec le vieux. Il n’a rien gagné non plus. Il accélère sa fréquence de foulée, mais ne gratte rien sur celui qui est devant. Pourtant cette fois, il a remisé au fond de son amour propre son allure de dandy. Il a sorti le bleu de chauffe et est bien décidé à montrer à l’ancêtre qui est le champion. Pour ça il doit encore accélérer. Toujours plus vite. Ses cheveux gominés se décollent lamentablement et se hérissent façon porc-épic. Il sent que l’arrivée est proche, il entend la sono qui crache ses tubes rétro. Il veut arriver seul en tête, franchir la ligne d’arrivée sous les acclamations, avoir sa photo dans le journal ! Chacun a le droit à son heure de gloire n’est-ce-pas ? Soudain un énorme pétard retentit, là c’est sûr le village n’est plus très loin. Il accélère encore mais ne distingue plus le pauvre ancien. Il ne va quand même pas lui faire le coup de la panne, c’est du déjà-vu. Au détour d’un virage en épingle à cheveu, il aperçoit une masse blanche étendue au sol. Arrivé devant la masse inerte, il découvre le corps du vieux recroquevillé, un énorme trou rouge sur la poitrine.

Depuis ce jour de victoire du numéro 14, un arrêté municipal stipule que la chasse aux sangliers est interdite le jour de la course à pied. A moins que cela ne soit l’inverse, Monsieur le Maire le confirmera.