Concours de nouvelles 2024

1er Prix Juniors

" Vol Plané " de Timothy LOMBARD KIRCH

20 juillet 1915, la presse française est en émoi. Georges Marie Ludovic Jules Guynemer a remporté, la veille, une victoire contre l’ennemi à bord de son biplace monoplan Morane-Saulnier Parasol. Les Parisiens ne parlent plus que de son exploit au grand désarroi de Dimitri, un industriel russe fortuné qui a fui son pays depuis quelques mois à cause de la guerre et s’est réfugié dans les beaux quartiers parisiens de la capitale française.

Il reçoit ce soir plusieurs convives pour un dîner d’affaires des plus importants pour son avenir. Il cherche des associés pour son nouveau projet industriel. Revenu d’un court voyage aux États-Unis depuis peu, il s’est laissé convaincre par une nouvelle méthode de production avant-gardiste, une Organisation Scientifique du Travail nommée « taylorisme ». Il est persuadé qu’avec une nouvelle organisation des usines automobiles parisiennes, les grands patrons industriels pourraient augmenter les rendements des productions militaires de leurs usines et aider la France dans la guerre, mais il souhaite surtout, secrètement, s’enrichir dans un contexte tout à fait opportun.

Il veut profiter de la nouvelle loi Dalbiez publiée au Journal Officiel le mois précédent. Elle a pour objectif de relancer l’industrie manufacturière en faisant revenir quelques cinq cent mille ouvriers qualifiés partis sur le Front pour participer à l’effort de guerre. Il est convaincu qu’avec la taylorisation, il ne suffirait aux industriels que de quelques ouvriers qualifiés pour enseigner des tâches précises à des ouvriers non qualifiés, notamment les femmes, et développer une production plus efficace, plus rentable en temps et en quantité. Il tente ce soir de charmer par ses propos les plus grands industriels locaux qui n’ont pas encore suivi la lubie fordiste d’André Citroën et son travail à la chaîne, de s’associer à sa nouvelle vision de l’amélioration de la production industrielle. La réunion d’affaires se termine dans un dîner de consensus convivial faisant naître de nouvelles amitiés autour d’une bonne vodka russe et de quelques contrats signés.

Sa femme, Anastasia, ressert le dernier convive présent Antoine Durant, un jeune industriel, pour la cinquième fois. Il était le plus réfractaire de la réunion mais s’est laissé convaincre oralement par les autres, il souhaite encore se garder quelques jours de réflexion. Anastasia entame alors une conversation tout à fait ordinaire sur l’actualité de la presse locale du jour. Dimitri lui lance un regard désapprobateur en se servant un peu de caviar. La nouvelle de la victoire du pilote français est dans tous les discours de la journée, même à la réunion. Antoine en a longuement parlé, il demeure persuadé que l’aviation permettra à la France de gagner la guerre. S’ensuit une nouvelle conversation palpitante entre les deux nouveaux compères sur l’avenir de l’aviation et les prouesses de Roland Garros depuis avril dernier. Antoine est un passionné d’aviation et Anastasia en profite pour relater en détails, avec optimisme et espoir tous les exploits, qu’elle a pu lire dans la presse locale ces derniers mois grâce aux histoires des pilotes chevronnés.

Il n’y a que Dimitri qui ne semble toujours pas convaincu par les prouesses aériennes récentes de ces cavaliers du ciel qui ne sont même pas capables de viser correctement leurs cibles en lâchant de petits obus au sol, et qui se saluent dans les airs lors de duels s’apparentant plus à de la chevalerie de joute du Moyen Âge qu’à de vrais combats dignes d’une si grande guerre. Aucun militaire au front dans les tranchées n’envoie de couronnes de fleurs et de lettres de condoléances qui honorent les performances de leurs adversaires. La guerre est sanglante, elle a besoin d’obus et d’hommes courageux, pas d’acrobates aériens censés renseigner l’armée sur les positions d’un ennemi juste en face et de l’autre côté des barbelés.

Antoine se met alors à retracer avec grande passion toute l’histoire des exploits de Roland Garros, notamment la traversée de la Méditerranée, une distance de presque huit cents kilomètres en près de huit heures soit environ cent kilomètres à l’heure, du jamais vu, une épopée historique dans un monoplan Morane-Saulnier avec à son bord deux cents litres d’essence et soixante litres d’huile de ricin, ce à quoi Dimitri lui oppose, en lui riant au nez, les deux pannes de l’aviateur en plein vol et la chance qui semble l’accompagner depuis toujours.

Il rajoute, en revenant sur les fameux exploits du pilote en avril dernier au-dessus de la Belgique, qu’avec ses idées farfelues d’inventer la mitrailleuse embarquée, il est aujourd’hui prisonnier de la DCA allemande et a permis à l’ennemi de continuer cette mascarade aérienne avec l’invention de leur Fokker. Il affirme que Roland Garros aurait mieux fait de continuer à développer son entreprise automobile de sport à Paris au lieu de se lancer des défis aéronautiques ces dernières années, et de compter sur sa bonne étoile pour en sortir vivant. Cela lui aurait évité de finir entre les mains des ennemis.

La soirée continue dans un débat amical agité au milieu de quelques verres de vodka et de dégustations de caviar entre innovation mécanique fordiste et perfectionnement de l’organisation du travail tayloriste. Elle prend fin aux aurores sans que l’un des deux n’ait pu réellement convaincre l’autre. Antoine repart avec son contrat non signé et dans un dernier au revoir il lance :

  • Si Roland Garros n’était pas prisonnier, je suis certain qu’il pourrait rejoindre Bucarest depuis Paris d’une traite dans la journée s’il le voulait !

  • Impossible, il devrait transporter plus de cinq-cents-litres d’essence et au moins cent-cinquante litres d’huile de ricin ! Le poids serait bien trop lourd pour un pseudo avion de toile et de bois qui doit être aussi léger qu’une feuille de papier pour ne pas s’écraser !

  • Que tu croies mon ami ! Je te dis qu’on gagnera la guerre grâce aux avions et que Roland Garros serait assez fou pour rejoindre Bucarest depuis Paris d’une traite en une journée !

  • Moi je te dis que c’est impossible, il s’écraserait au décollage ou pendant le trajet ! Nous n’avons plus qu’à espérer qu’il revienne en France pour le défier ! Nous l’attendrons à Bucarest et le perdant repartira avec lui et rapportera un kilo de caviar frais à déguster ensemble à l’arrivée ! »

Antoine, sur le pas de la porte d’entrée de la résidence sourit et sort le contrat de la poche de son veston. Il se met à le plier de manière incompréhensible à la surprise de Dimitri. En quelques secondes, il façonne un avion en papier et l’envoie au travers du salon. Celui-ci atterrit dans la coupelle de caviar.

« La chance semble être avec moi ! Pari tenu ! Je suis certain que Roland Garros va s’échapper très vite et nous revenir, ce n’est qu’une question de jours ! Rien ne sert de courir il faut partir à point ! On se revoit à Bucarest avec Roland ! ».