Concours de nouvelles 20241er Prix Adultes" Ça se règlera sur le terrain " de François CHOLLET
Du bord de la touche, Ernest Dariborde vocifère. À la sortie d’une mêlée, son troisième ligne est resté dans les starting-blocks et le demi d’ouverture adverse se promène comme s’il était chez lui. Alors qu’il faut leur faire comprendre qu’on joue à domicile, à ces satanés Basques ! Depuis que les Pyrénées françaises ont été divisées en provinces dans le sens de la largeur, Basques et Béarnais se vouent une haine farouche. Simple question de frontières à défendre entre tribus voisines… L’arrivée du rugby dans le Sud-Ouest a exacerbé les conflits de territoire en donnant à cette inimitié un support matériel. Ce sport inscrit désormais la rivalité basco-béarnaise dans une longue épopée tissée de victoires épiques et de défaites cruelles. On comprendra dès lors qu’Ernest Dariborde, entraîneur indéracinable du XV d’Arbanacq, sympathique bourgade des coteaux du gave de Pau, défende corps et âme le clocher pointu de son église. Celui-ci lui sert tout à la fois d’étendard, de phare et d’injonction patriotique. La réception du XV de Baïretcharan, club honni du piémont basque, devient dans ce contexte une affaire d’état… À Arbanacq, conformément à la tradition, le dimanche après-midi est consacré à une transhumance joyeuse et vociférante vers le stade Émile Feuga, infâme champ de patates ceint d’une lisse en fer rond, et bordé d’une tribune en bois vétuste d’une capacité nominale de 80 places. Dans ce cadre champêtre, l’équipe de Dariborde reçoit aujourd’hui les rugueux joueurs de Baïretcharan. Le coach a en tête les péripéties scandaleuses du match aller, où avec la complicité honteuse de l’arbitre, la horde locale avait joyeusement piétiné ses troupes impuissantes, cueillies à froid par une volée de marrons suivie d’une démonstration exhaustive de coups fourrés : placages à retardement, essuyage de crampons et uppercuts indélicats envoyés sous la mêlée. Ses hommes avaient subi sans pouvoir réagir, tant les hurlements descendant en vagues depuis les gradins bondés laissaient penser que le public basque n’hésiterait pas à prêter main forte aux bandits de grand chemin qui portaient ses couleurs, si par hasard les visiteurs se permettaient de résister abusivement. Dariborde a la revanche aigre et la rancune tenace. Il a préparé avec soin la réception pour le match retour. Il utilise une expression fleurie pour décrire les tourments réservés aux équipes, avec lesquelles son quinze a un contentieux de clocher à régler :
L’euphémisme étant de règle en territoire béarnais, cette fameuse pression a vocation à reléguer les atrocités de la damnation éternelle au rang d’aimable divertissement. Surtout quand il s’agit de rendre la monnaie de sa pièce au quinze de Baïretcharan. Le discours d’avant match ne fut pas prononcé en une fois dans les vestiaires. Il s’étala durant plusieurs jours avant la rencontre. On l’entendit au bistrot, bien sûr, haut lieu de la vie publique d’Arbanacq, où les gnoles de fabrication locale, distribuées sous le manteau et fortes d’un degré d’alcool ahurissant, ont la vertu de magnifier l’orgueil des habitants. On l’entendit à l’école, au marché, sur le pas des maisons et sur le parvis de la mairie. Enfin, le débonnaire curé Toulas, Amédée de son prénom, dont la figure rubiconde atteste qu’il apprécie les liqueurs interdites dispensées par le limonadier du village, reprit ce discours dans son prêche. La carrure épaisse de l’homme de Dieu étant le souvenir d’une courte carrière de pilier, menée en parallèle de sa formation au petit séminaire, elle explique que les conseils divins de bonté et de pardon ne s’appliquent pas, dans son évangile personnel, aux querelles rugbystiques. Le dimanche précédent ce match retour tant attendu, il lança en chaire un vibrant appel au respect de la loi du talion, dont chacun sait qu’elle participe de la discipline biblique, et conclut son homélie par cette phrase épique :
Ainsi conforté par la parole ecclésiastique, muni pour ainsi dire d’un blanc-seing de l’église, Dariborde s’était employé, durant le décrassage du lundi, puis à l’entraînement du jeudi, à remonter ses troupes, les exhortant à défendre la veuve et l’orphelin béarnais menacés. Pour cela, on allait utiliser la seule stratégie efficace de sa connaissance, en abreuvant les sillons tracés par les crampons des joueurs dans la glaise épaisse du stade Emile Feuga avec le sang impur des basques déconfits… Nous voilà à quelques encablures du coup d’envoi. Les visiteurs, encore à l’abri dans leur vestiaire, entendent au-dessus de leurs têtes les broncas lancées par le public béarnais. Eux aussi ont souvenir du match aller, et ils se doutent que leurs adversaires du jour sont animés par un doux esprit de revanche. Leur inquiétude monte d’un cran quand le mur mitoyen du vestiaire local se met à vibrer. Ils reconnaissent le timbre puissant d’Ernest Dariborde. Son discours de motivation ressemble, à travers la paroi de béton, aux grondements d’un orage estival en montagne. Dans ce flot de rugissements ils ne distinguent que les derniers termes prononcés :
L’entraîneur a su faire passer le message à sa troupe. Quand les deux équipes se retrouvent, en files parallèles, dans l’étroit couloir qui mène au terrain, les joueurs béarnais semblent agités d’intentions belliqueuses particulières, qu’ils expriment par de longs souffles rageurs et une agitation compulsive des membres… Le résultat ne se fait pas attendre. Dès la réception de sa première chandelle Imanol Hurugoyen, le frêle arrière de Baïretcharan, prend la meute adverse sur le râble et en ressort tout chiffonné. À la réception de la seconde, envoyée dans le ciel gris par le camp basque, Francis Bodéou, l’arrière d’Arbanacq, commet un en-avant dont tout le stade comprend qu’il est volontaire. Il s’agit de provoquer rapidement une mêlée ; cet affrontement secret où les seize gros de devant vont s’expliquer sous le manteau, hors de la vue de l’arbitre. Quand on dit hors de la vue, on entend par là que le Bigourdan dépêché sur les lieux pour y enfiler le costume de l’homme en noir n’a aucun intérêt à se mêler de ce qui ne le regarde pas. Ce règlement de comptes oppose deux provinces voisines de la sienne, qu’il méprise cordialement. La moindre intervention de sa part dans le conflit amènerait les troupes à une réconciliation de circonstances qui s’exercerait à son seul détriment… Léon Massoure siffle donc la mêlée escomptée, vérifie que les packs adverses prennent correctement position et détourne pudiquement les yeux. À la suite d’une explication de texte virile entre les deux premières lignes, on n’échappe pas à une sympathique bagarre générale. Le jeune Peyo Etchegaray, pilier gauche de Baïretcharan, en fait les frais. Il gît sur le champ de bataille, cueilli par une belle droite. Deux autres joueurs basques clopinent, bien secoués malgré leur solidité légendaire. Autour d’eux, les belligérants indemnes reprennent leur souffle. Léon Massoure contemple les dégâts et demande l’intervention des soigneurs. On évacue le pauvre Etchegaray qui, rassurons-nous, reprendra ses esprits assez vite pour assister, amer et légèrement vaseux, à la fin de la rencontre. L’arbitre tourne un moment en cercles concentriques autour de l’emplacement de la mêlée fatidique, se gratte l’occiput en feignant de réfléchir abondamment, puis siffle une pénalité à l’avantage du club béarnais. Cette décision inique fait rugir d’aise les spectateurs entassés dans l’auguste stade Émile Feuga. Ernest Dariborde jubile. Ça c’est de la pression, de la vraie. Il se sent déjà vengé et il reste 70 minutes à jouer. Il ne va rien rester des joueurs adverses. On sait recevoir, à Arbanacq. Les Basques s’en souviendront. Il se frotte les mains et harangue ses troupes pour qu’elles ne relâchent pas leurs efforts. À l’exception de Fourcade, un pacifiste mal embouché qui rechigne à démonter le demi d’ouverture opposé, ses ouailles appliquent à la lettre son plan de bataille jusqu’à l’ultime seconde. Au coup de sifflet final, le tableau d’affichage indique une victoire locale sans appel. Au niveau de l’infirmerie le score ne souffre lui aussi d’aucune contestation, mais il est à l’avantage des Basques. Léon Massoure, ravi d’avoir vu ses ennemis héréditaires s’emplâtrer sans retenue sous sa houlette sereine, serre les mains des deux capitaines, et reçoit les félicitations du camp receveur pour son arbitrage remarquable dans des circonstances délicates. Il s’en va, Salomon des temps modernes, satisfait de sa prestation et heureux de rentrer au bercail sans encombre. Dans le vestiaire de Baïretcharan règne un silence hagard qui n’est pas sans rappeler celui qui planait sur Waterloo, dans le camp français, au soir de la défaite napoléonienne. Le vestiaire béarnais, au contraire, respire la joie de vivre. Chants, danses, interjections gutturales et grandes claques dans le dos témoignent de la satisfaction du devoir accompli. Dariborde renforce l’euphorie ambiante en décrétant qu’il offre une tournée générale. Une fois douché et rhabillé, le quinze d’Arbanacq fait donc mouvement vers le bistrot du village. Sur place, les hostilités sont déjà largement entamées. Nombre de spectateurs ont investi les lieux dès la fin de la rencontre et les libations font rage. La bière coule à flots, à tel point que lorsque Dariborde et sa troupe font irruption dans la salle bondée, déclenchant des youpi stridents et des hourras copieux, le limonadier est en train de mettre en service de nouveaux fûts de cervoise fraiche. A leur tour, les Basques rejoignent les festivités. Leurs mines tristounettes jettent un froid, mais cela ne dure pas. Les Béarnais, Ernest Dariborde en tête, les accueillent chaleureusement. Ils leur amènent à boire, ils trinquent, les sourires reviennent dès les premières gorgées. Comme toujours au rugby, vainqueurs et vaincus se réconcilient verres en main. Ils en viennent aux accolades, entonnent des chants pyrénéens, lancent un paquito endiablé auquel tous participent. L’amitié basco-béarnaise retrouvée rend au sport le plus bel hommage qui soit. La troisième mi-temps ne fait que commencer. À la pression du terrain succède celle des tonneaux. Et personne ne s’en plaint…
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