Concours de nouvelles 2023

" PRIX DE L’INSOLENCE "

" RETOUR A MESSINE "
de Marion BLONDEL

Elle a un tatouage de Betty Boop sur la hanche, juste au-dessus du string, en couleur. Il luit d’huile et de sueur sous un soleil haut comme un saut à la perche. La mer scintille douloureusement, éblouit par rais passagers. Quand elle jette un coup d’œil à la plage, allongée, les éclats se réverbèrent sur le haut de ses verres fumés. Le long de son dos, des boucles dégringolent. Parfois, un souffle de sel soulève une mèche rousse, paresseuse, qui rebondit mollement entre ses omoplates. Ses ongles rouges, longs, presque des griffes, triturent les grains qui s’effritent en poussière.

De toute la plage, on voit son cul.

Il est énorme, doré comme un croissant, comme un soleil plein, luisant de monoï dont les effluves sinuent comme un murmure entre les parasols. Alors, dans un tintement de bracelets cristallins, elle replace ses lunettes devant des cils démesurés, empâtés de noir, et se rendort.

Les hommes la regardent. Les femmes aussi : quelques mamies maugréent, toutes attifées sous leurs châles ; d’autres sourient, réconciliées avec leurs maigres rondeurs.

Mais surtout les hommes…

D’un coup, tous se promènent, en ballet codifié. Plusieurs marchent à la lisière de l’eau, juste assez pour cacher des chaussures en plastique ou des orteils tordus, arpentant de long en large la crique où elle est à moitié nue. Leurs mouvements sont lents, comme indifférents, mais leurs yeux… Les pupilles rotatives s’activent derrière des verres polarisés, roulent et se tendent dans le blanc, avides, envieux, libidineux.

L’un d’eux reste en embuscade dans les petits cailloux et les crustacés crissant sous ses pieds. La quarantaine bien tapée, grosse montre, caleçon rayé, il est blanc comme un parisien, le poil bouclé sur un torse avachi.

Il n’a pas l’air d’ici… Qu’est-ce qu’il espère ? Un rendez-vous ? Vraiment ?

Toute la plage le sait, qu’il n’a aucune chance… Mais l’assurance, l’habitude, le simple fait d’être un homme… Visiblement, viscéralement, il espère. Brisant la loi éternelle des mateurs des plages, il s’avance tout près, ensorcelé. Aveugle et fier, il s’enfonce dans ses propres filets. La montre à son poignet miroite à chaque pas, codant déjà à toute la plage un appel de détresse qu’il ne comprend toujours pas. Il reste à la barre, gaillard, ignorant la tempête pitoyable qui se prépare et déjà gronde au loin. Sous ses airs inspirés de capitaine, ses prunelles la dévorent, la déchiquètent, mettent tout en pièces, des faux ongles au petit maillot noir…

Mais elle, elle s’en fout.

Oh, elle en a vu d’autres ! Elle ondule lentement de sa chevelure, lui présentant la masse rousse, brillante de cosmétiques hors de prix, soudain passionnée par un détail de sa serviette, ou par un petit coquillage cassé. Elle n’écoute pas, fredonne, sourit vaguement au soleil. Elle l’ignore, superbe.

Mais, bientôt, le pas de trop !

Les yeux féroces, elle se fige, et le repousse comme les mouches, d’un battement d’ongles. Enfin, il se tait. Regarde hagard tous les yeux de la plage qui le regardent. Elle lui présente son dos, sentencieux refus, et ses hanches majestueuses comme une nageoire. La tête basse, il traverse le sable en sens inverse, la montre et la virilité en berne, trainant dedans ses espadrilles plus foncées, qui charrient bientôt des petits tas de grains beiges agglomérés.

Mais qu’est-ce que tu croyais ?

Elle dort maintenant sur ses gros seins, comme sur des coussins douillets, aplatis à exploser, dans ses cheveux en cascades aériennes qui la gênent, se posent sur sa bouche, s’y collent au rouge. Empêtrée dans ses atours de femme, elle rêve à de longues coulées translucides où dansent des bulles d’émeraude pâle. Quelques mèches volètent, reflètent l’arc-en-ciel du soleil quand elle ouvre parfois les yeux à demi, bercée par les vagues, leur lente psalmodie.

Encore un bellâtre… Le même chemin distrait, directement vers elle. Il est trapu, bronzé, rasé de près. Il progresse, pectoral tendu, regard planté sur sa proie, des baskets d’habitué aux pieds. Les arabesques mayas sur ses bras ondulent dans des roulements de muscles. Té qu’il est bronzé ! Une minuscule serviette hameçonnée à la taille se balance le long de sa cuisse. Il regarde vaguement la mer, son oscillation paresseuse, comme à l’heure de la digestion. C’est qu’elle avale les corps un peu plus loin… Des corps d’hommes jeunes comme le sien, pleins d’envie et d’illusions. Mais il ne pense pas à ça… En vérité, il s’en fout bien. Il pense à son entrainement. Toutes les tractions que ce corps lui coûte, cette patiente transpiration… Tout ça pour ça. Pour maintenant. Pour cette femme qui l’attend. Pour cette déesse à séduire, à saisir, à harponner. Coup d’œil discret à la ligne de ses abdominaux : tout est pour le mieux. Des jours à sécher, des protéines par barils… Tout ça pour cette beauté. Pour la capturer, l’écumer, la posséder.

Attention !

Attention à l’érection ! N’allons pas trop vite…

Sa voix sonne chaude et ferme. Quelques mots seulement volent jusqu’à la plage, insignifiants, par bribes de vent sur la jetée. Elle a tourné la tête, bien obligée… Voilà un prétendant intéressant ! Il se plante dans ses yeux : ne pas les lâcher, la ferrer, ne surtout pas la laisser s’échapper. Toujours allongée, joli baleineau sur le ventre, elle tourne une boucle autour de l’index et du majeur, alternativement, sourit. Ses seins s’étendent sous son cou, derrière ses coudes. Du regard, il embrasse la ligne de son dos, le duvet blond qui vibre partout sur sa peau, et cette bouche…

Bientôt elle rit, c’est bon signe… Un rire poli mais clair, pas tout à fait conquis. Les vieux du coin sont attentifs. Il s’en sort bien le petit… Depuis près d’une demi-heure, il ferraille. Le regard vissé, le corps tendu. On le voit expliquer ses tatouages, se raidir à celui sur les abdominaux, sombres de contrejour. Elle montre mollement sa Betty Boop, sans bouger, du bout des ongles. Il voudrait s’approcher. Pour mieux le voir sans doute, pour s’assoir auprès d’elle, si elle y consent bien sûr… Mais la main sur le paréo forme une escouade qui défend un territoire. Un raidissement du dos, comme un bouclier d’écailles… Ne pas brusquer, ne pas se précipiter ! Vite, il invente quelque chose pour la distraire…

Mais le charme est brisé, comme un éclat de la mer, disparu, envolé. Les vieux soupirent dans leurs shorts moites, c’est raté mon garçon ! Il se bat encore, meublant, gesticulant un peu pour occuper l’espace, alors qu’elle laisse partir au loin son regard, sur les cahots de la mer, jusqu’au soleil qui s’éteint. Alors il suit, s’égare aussi dans les clapots.

C’est fini.

Il l’a laissée s’enfuir. Quelques mots encore pour garder la face, un prénom qu’il essaye d’attraper, désespéré, dans les filets de son Instagram… C’est peine perdue. Elle retranche sa joue derrière sa chevelure, ne se tourne plus comme il faudrait. Alors il abdique. Se recroqueville. Bredouille derrière ses baskets qui glissent dans le pierrier, jusqu’à la plage.

Elle est seule à nouveau.

Un chant de vent lent vole autour d’elle.

Les cous de la plage se détendent, quelques rires sur la jetée, discrets. Le soleil s’aplatit, prend un teint mandarine, éclatant. Et alors que la plage se vide, laissant mégots, bouteilles comme des flûtes de pan, sachets de chips qui crépitent, elle se lève dans le carmin de la nuit qui vient. Elle abandonne son paréo, et ses lunettes comme une starlette, et pénètre dans l’eau. Le sable et les coquillages broyés, comme régurgités, s’enfoncent autour de ses chevilles, se bondant dans un crissement, puis s’effacent à mesure qu’elle avance. Ses pieds sont engloutis, puis ses mollets, lentement. Elle prend son temps, frôlant du bout des doigts les rais argentés qui scintillent à la surface. Alors tout doucement, elle entonne son chant, une mélopée lente dont les aigus se perdent dans les embruns ; restent les graves…

Autour d’elle, les vaguelettes se dispersent, se fendent en lents clapotis. Ses poignets se perdent dans le gris transparent, et ses bracelets, toutes ses chaînes, dansent bientôt sans bruit.

Elle n’hésite pas. Pas de simagrées quand l’eau atteint la taille, engouffrant Betty Boop, sourire toujours serein. Ses cheveux flottent par vagues sombres, s’assemblent sur ses épaules plus pâles.

Elle arrête de chanter, ça suffit les clichés ! Et sourit.

Dans un dernier bruissement des bracelets, elle joint ses bras potelés, elle plonge.

Mi-marsouin, mi-méduse fauve, elle flotte dans les trainées de mousse. Parfois son buste reparait dans le lointain, suivi d’une ondulation de dauphin. Elle nage toujours plus loin, juste sous la surface.

Et puis, tout à fait, elle disparait.

Elle rentre chez elle, parmi les siens. C’est que son père, Achéloos, l’attend pour le banquet. Dans les abysses, on célèbre ce soir Miss Méditerranée ! Elle dansera dans les ors fins du dieu à l’origine des eaux, rêvant des songes californiens, et, parée de perles irisées, oubliera à jamais les hommes et les bougainvilliers.