Concours de nouvelles 2023

1er Prix Juniors

" DES VACANCES MYSTÉRIEUSES "
de Virgile POUMARAT


Lorsque Pierre Dunet demanda une semaine de vacances en plein milieu du mois de septembre, tous ses collègues de bureau furent surpris. En effet, ce bon vieux Pierre, qui travaillait au Crédit Agricole en région parisienne depuis près de vingt ans, prenait peu de jours de congés et ne s'éloignait dans ces périodes absolument jamais de la capitale. Il venait au travail tout le temps, réglé comme une horloge que ni les saisons, ni les aléas ne savaient perturber. Il était d'un cynisme rare, ne rigolait point et on ne lui connaissait aucune relation tant amoureuse qu'amicale. Sa famille était un mystère tout aussi non résolu. Il n'était pas comme les autres qui profitaient du système au maximum et travaillaient le moins possible. Non, Dunet était investi dans son travail comme si c'était sa seule source de vie et son unique but.

"Ça y est, il commence enfin à profiter un peu" avait dit le jeune Brian à la machine à café lorsqu'il avait appris la nouvelle. "Enfin", c'était le mot qui sortait de toutes les bouches. Mais après une phase d'étonnement et de surprise parmi les collègues de Pierre, les rumeurs commencèrent à circuler dans ce petit monde.

"Il va partir en Californie" disait l'un, "il va se faire un séjour dans le désert au milieu des dromadaires " disait l'autre. "Moi, je le verrais bien grimper l'Himalaya ", "il va aller visiter le Pérou et le Mexique, il m'avait dit une fois qu'il était passionné par les Incas". Toutes les idées possibles et imaginables furent énoncées durant cette période. "Vous voyez, dit Brian un matin, Pierrot fait le coincé depuis quelques années mais il va bien s'amuser pendant ses petites vacances. Perso, je l'imagine bien sur une longue et large plage de sable chaud et fin comme une poussière d'étoile qui se serait écrasée et dissoute en splendeur dorée qui orne les côtes, se prélassant sous un coucher de soleil, avec une bonne bière dans une main et un cigare gros comme le bras, entouré de magnifiques filles en maillot de bain pour lui tenir compagnie. Il va passer une bonne semaine". Ce à quoi tout le monde avait ri, essayant piteusement d'ajouter un cigare à la bouche de Pierre à chaque fois qu'ils le voyaient. Pierre, quant à lui, ignorait tout de ces rumeurs, ou du moins n'en laissait rien paraître. Et comme personne n'osait rien lui demander, de peur d'être foudroyé du regard, au mieux, le doute sur ces mystérieuses vacances planait toujours, laissant libre cours aux fantasmes de chacune et chacun. De plus, personne n'osait demander à la cheffe de service madame Paredes, qui était d'une froideur et d'une rigidité digne de l'URSS à ses heures de gloire, comme le disait élégamment Brian.

Donc, début septembre, à moins de deux semaines du fameux départ, ce qui semblait être la plus grande énigme de l'année était toujours sans réponse et entourée d'un nuage de mystère.

Se sentant par un matin radieux dans l'obligation de savoir exactement, de connaître cette raison jusqu'alors inconnue, Brian, après une longue discussion autour de la machine à café, fut tiré au sort pour aller demander à Pierre les raisons de cette subite demande de vacances. Tendu et choisissant ses mots avec un soin extrême, Brian demanda en essayant d'adopter un ton décontracté : "Salut Pierre, alors j'ai euh… appris euh… que tu prenais une petite semaine de vacances. Tu as raison de profiter un peu, avec tout le travail irréprochable que tu fournis tout au long de l'année, c'est on ne peut plus mérité". Se produisit alors une situation que le jeune homme n'aurait jamais osé ne serait-ce qu’imaginer dans ses rêves les plus fous. Le regard de Pierre s'illumina à l'évocation de ses vacances, il semblait soudain tout excité, animé par une flamme que ni Brian ni les autres n'avaient jamais vu de la part du cynique et vertueux travailleur qu'était Pierre. Cependant, Brian ne voulait pas lâcher l'affaire et au bout de dix minutes de conversation, Pierre finit par avouer son secret : "Je pars dans le sud, dans le midi si tu préfères" dit-il énervé. Mais malgré son énervement, ou du moins ce qu'il essayait de faire passer pour de l'énervement, il semblait avoir beaucoup de difficulté à contenir son enthousiasme et son excitation, il était tout agité de tics et de spasmes. "Ohhhhh mais c'est magnifique ça, dis-donc, c'est une belle destination" s'exclama Brian, fier d'avoir enfin obtenu la vérité, grâce à laquelle il pourrait fanfaronner auprès de ses collègues. Il repartit d'où il venait en chantonnant :

"¯On dirait le suuuuuud ¯…"

Dès le lendemain matin, le jeune homme, débordant d'énergie et de fierté, alla conter sa discussion à toutes et tous. "Je vous l'avais dit, il va aller faire une belle petite semaine à la plage" s'égosillait-il. "Et si vous l'aviez vu, il sautait partout tant il était content, c'est sûr et certain qu'il va y aller pour faire la bringue !". Maintenant le nouveau jeu était de deviner dans quelle ville il allait aller, sur quelle plage et avec quel mannequin il allait parader. "Il va aller sur la Côte d'Azur !","il va se promener au milieu des lavandes", "il va aller manger avec des stars à Saint Tropez sous un soleil éclatant et torride", "il fait du bateau autour de Monaco…" "du bateau ?! Non il a certainement loué un yacht !" répondit un autre en riant.

Plusieurs, inspirés par la réussite de Brian, tentèrent vainement d'obtenir des informations supplémentaires sur les vacances de Pierre. Aucun n'y arriva et Pierre était de plus en plus agacé par ces incessantes perturbations. Lorsque la fameuse semaine arriva enfin, ses collègues étaient si peu habitués de ne pas voir Pierre dans les couloirs ou dans son bureau, que le lundi matin fut bien étrange pour tous. La semaine se passa sans rien de notable, si ce n'est les hypothèses incessantes sur le voyage de Pierre. "Putain, et dire qu'on est là à s'emmerder alors que lui doit être tout juste sorti d'une soirée, bourré comme pas possible " disait l'un, "ouais il a dû passer une bonne nuit avec des jolies filles" renchérissait un autre.

Les jours de cette semaine exceptionnelle passèrent, puis vint le weekend. Lorsque la nouvelle semaine recommença, accompagnée d'un mauvais temps froid et pluvieux, la seule source de réconfort dans le bâtiment du Crédit Agricole était que Pierre vienne narrer ses vacances. Ils attendaient tous, impatients, devant le bureau de Dunet pour le harceler de questions. Mais à 9h30, comme il ne s'était toujours pas pointé, Madame Paredes cria sur tout le monde, leur demandant d'aller travailler. Pierre ne vint ni de la journée, ni de la semaine. "Il a certainement dû rester une petite semaine en plus dans le fameux sud" répétaient sans cesse ses collègues, écœurés et jaloux. Ils attendirent son retour comme celui du fils prodigue, ils pouvaient attendre longtemps, très longtemps même…

Deux semaines plus tôt, au début de ses vacances, Pierre se réveillait le mardi matin dans une petite maison au milieu de nulle part. Elle se trouvait non pas sur la Côte d'Azur comme l'avait imaginé Brian, mais du côté de Marseille, dans un petit village près d'Aix-en-Provence nommé Fuveau.

En sortant dans le jardin, il respire à plein poumons cet air si frais, si pur, que le grand Paris pollué ne connait pas. Pierre y avait grandi, il se revoit courir dans les lavandes, humer ces dernières, marcher sur le Vieux Port de Marseille le samedi et profiter de cette région unique et splendide. Voilà vingt ans qu'il n'y est pas retourné, et dans un soupir il dit "que tout cela m'a manqué". Pour la première fois depuis vingt longues années, Pierre est heureux. Il se revoit au côté de sa mère, lui tenant la main dans les rues du village … Cela faisait vingt ans qu'il n'avait plus vu sa mère, aussi se dit-il avec un brin de tristesse : "je ne sais pas si je serais capable de la reconnaître dans son cercueil cet après-midi… C'est quand même dommage qu'on ne se soit pas parlé pendant 20 ans, c'est beaucoup…" pense-t-il avec nostalgie avant d’enchaîner : "Après tout elle n'avait qu’à pas me couper les vivres et m'expulser de la maison ! Tant pis pour elle ! Au moins c'est bibi qui touche l’héritage pour profiter" pense-t-il en s'habillant avec son costume noir.

En sortant de la maison, une dernière pensée lui traverse l'esprit avant de s'engager dans sa nouvelle vie :

"Au fait, il faut que je pense à envoyer ma lettre de démission à Paris…"