Concours de nouvelles 2023

3e Prix Ex Aequo

" D’UNE OREILLE DISTRAITE " de Laura PETIT

Les sandales de Stéphane crissaient âprement sur la terre craquelée. Il passa délicatement sa main sur son crâne dégarni pour essuyer la sueur qui lui coulait jusque dans le cou.

Les paroles échangées la veille avec sa fille lui revenaient en mémoire.

La soirée avait été douce, presque supportable. Ils avaient savouré ce moment volé à leurs emplois du temps surchargés. Vers vingt-deux heures, ils en étaient au dessert, un sorbet au citron. Les pointes acides de l'agrume glacé avaient lacéré ses mâchoires. C'est à ce moment-là que la discussion pourtant anodine, avait commencé à s'animer. Ces dernières années, ils ne se voyaient que de loin en loin, parfois sur la surface lisse et froide de leurs écrans, parfois, comme ce soir-là, autour d’un café ou d’un repas vite avalé. Les mots restaient souvent à la lisière : quelques nouvelles, deux, trois anecdotes, peu d’états d’âme. Mais ce soir-là, une déviation s’était opérée. Emma n'y était pas allée par quatre chemins. Elle était à bout. Sa vie de mère célibataire était devenue insupportable. Harcelée au travail par un petit chef imbu de lui-même, assaillie de messages en tous genres d'hommes en mal d'amour, poétiques parfois, sordides, souvent, peut-être même générés par de pseudos intelligences artificielles, son moral ne cessait de baisser. Et puis surtout il y avait eu cet appel du commissariat. Son fils Achille, qui avait eu douze ans le mois précédent, l'attendait au poste. Il venait de se faire prendre avec deux énergumènes de sa bande à casser une borne d'incendie. Elle avait l'impression de ne plus avoir aucune prise sur lui. Elle n'y arrivait plus. Gérer seule toutes ces épreuves relevait de l'impossible. Elle avait besoin que quelqu'un prenne le relai, au moins pour remettre son fils sur le droit chemin, et un grand-père pouvait remplir cet office. Il le devait même.

Stéphane avait tourné et retourné les mots acérés de sa fille dans sa tête toute la nuit. De toute façon, cela faisait des années qu'il ne pouvait plus dormir plus de trois heures d'affilée. Trop de bruit, trop de lumière, un air irrespirable. Il avait émergé vers six heures ce matin-là, bien décidé à prendre les choses en main. Sa fille lui avait vraiment fait peur. Elle avait toujours fait preuve de tellement de courage, même lorsque, enceinte de quatre mois, on lui avait annoncé la mort de l'amour de sa vie. « Mort en héros », elle en pleurait de rage. Il avait perdu sa dernière bataille contre le feu. Un de ces incendies dont on se souvient avec émotion, dont on reparle en société, presque fier d'en avoir été témoin. Ah oui, il avait sauvé une maison. Des parpaings, du ciment, au prix de sa vie. Après des années de pratique, de luttes acharnées, c'est l'ennemi démoniaque qui avait gagné. C'était sa quarante-sixième intervention au volant du gros camion rouge qui l'avait tant fait rêver étant enfant ; il avait été appelé pour un incendie en plein mois de février, comme il en advient parfois. Un destin brisé par la barbarie d'un pyromane récidiviste. Mais Emma avait puisé au fond de ses entrailles, dans le petit être qui grandissait en elle, la force de s'en relever. Cet événement l'avait comme redéfinie aux yeux de son père, elle était une battante, une résiliente. Il pensait que le courage dont elle avait fait preuve à cette période-là ne pourrait plus jamais lui faire défaut. Il s'en voulait à présent de ne pas avoir été plus vigilant. Il avait manqué de clairvoyance et cette conversation de la veille lui en avait douloureusement fait prendre conscience.

Il se prépara un thé, ouvrit la moustiquaire, et sortit s'installer sur le fauteuil à l'ombre du grand cerisier pour profiter des quelques minutes encore supportables à l'extérieur. Il fallait qu'il trouve une idée pour détourner Achille de la pente sur laquelle il était en train de se laisser glisser. Qu'est-ce qui le faisait vibrer, lui, quand il avait douze ans ? En soixante ans, le monde avait-il trop changé pour qu'il ne puisse puiser dans sa propre expérience les germes d'une solution ? Oui, le monde avait tellement changé ! Un adolescent de douze ans ne pouvait plus avoir les repères qu'il avait connus. Il avait vécu lui aussi les errances nécessaires et les erreurs inévitables inhérentes à cet âge-là, mais il avait été épaulé, guidé, ce qui lui avait permis d'en tirer des leçons. Dans un quotidien banal, ronronnant, sa personnalité s'était peu à peu construite. Il avait parfois envié certains camarades aux parents divorcés, ballotés d'un appartement à l'autre chaque semaine, toujours un sac de voyage posé à côté de l'entrée, leurs vies émaillées de disputes, car il trouvait cela palpitant, mais c'est dans son univers bien huilé qu’il avait pu grandir sereinement et se construire des bases solides.

Chaque été, il descendait chez ses grands-parents au bord de la mer. Presque tous les matins, il se levait avant l'aube, enfilait en vitesse son short de bain et un tee-shirt, puis descendait à pas feutrés rejoindre son grand-père à la cuisine pour partager dans un silence engourdi quelques tartines tranchées dans le pain de la veille, couvertes de confiture de fraise et trempées dans un bol de café au lait. Tranquillement, les gestes se coordonnaient, préparaient le matériel, récupéraient les chapeaux sur le fauteuil, fermaient la porte, se saisissaient des seaux. Ils partaient tous les deux sous les premiers doux rayons du soleil rejoindre la barque bleue et blanche amarrée au port. Après une matinée de pêche, ils remontaient en sifflotant rapporter à la maison la précieuse cargaison de girelles et de sarans. Ils avaient déjà l'eau à la bouche en pensant à la belle soupe cuivrée qui remplirait leurs assiettes le soir même, garnie de croûtons grossiers taillés dans une baguette rassie et passés au four juste avant le repas. L'après-midi, après la sieste interminable bercée de cigales, les volets encore en croix, ils s'installaient autour de la grande table pour entamer une partie de scrabble. Sa grand-mère, après avoir fait un sort aux poissons frais du matin, se joignait à eux en souriant. Stéphane croyait encore entendre les petits claquements secs que faisaient les pièces de plastique dur qu'il plaçait sur le chevalet. En écho, il se remémora la sensation de picotement dans le ventre lorsqu'avec bonheur un bon équilibre entre les voyelles et les consonnes lui donnait l'espoir de parvenir à former un mot. Lorsque la nuit tombait enfin, ils montaient sur la terrasse du haut, comme si les quinze marches qui menaient à l'étage pouvaient faire une différence, et s'installaient sur des transats, couverts de vieilles couettes rapiécées, pour admirer en silence la danse mystérieuse des étoiles. Des plaisirs simples de quiétude et de sécurité.

Il se sentit honteux de ne pas avoir su faire la même chose avec son propre petit-fils. Qu'est-ce qui l'en avait empêché ? Quel coupable blâmer ? Le temps, ce maudit temps après lequel chacun courait, ce temps qui était devenu un ennemi, ce temps toujours plus fugace pour ce qui, avant, était l'essentiel. Les années s'égrainaient et avaient emporté avec elles la douce saveur des moments vrais. Chaque nouvelle Saint Sylvestre faisait résonner son chant mélancolique d'époques révolues et de joies oubliées. Il s'était laissé dissoudre dans le superflu. Il n'avait pas été meilleur que les autres.

Un moustique commençait à lui tourner dangereusement autour. Il se badigeonna machinalement de citronnelle en maugréant. Ses yeux se posèrent sur la haie de lauriers roses qui n'avait plus de "rose" que le nom. L'arrosage bien trop sporadique ne permettait plus à ses fleurs de s'épanouir. Les cigales entonnèrent leur mélopée du matin, réglées comme des horloges, sur sept heures moins le quart. La journée commençait. Stéphane avait le cœur en berne, mais une petite pulsation infime se faisait sentir dans ses tempes, prémisse de quelque action décisive à venir. Il se leva, se coiffa de son bob kaki, et descendit d'un pas décidé en direction du petit escalier en pierres sèches qui conduisait à la partie basse du terrain. Les genêts et les genévriers entremêlaient leurs branches dans une cacophonie jaune et violette. Quelques butineuses se disputaient déjà leurs appâts. Le chemin de gravier saturait de blanc sous les assauts du soleil rasant de l'aube estivale. Au loin à gauche, deux rangées de buissons de lavandin dessinaient la perspective. Sur la droite, quatre oliviers avaient été plantés dix ans auparavant et donnaient chaque année leur petite provision noire et luisante, broyée par ses soins au moulin à la mi-décembre. Le liquide ambré remplissait deux gros bidons en plastique dans lesquels il puisait toute l'année pour agrémenter sauces et vinaigrettes. Il sentait poindre, dans l'évocation de ces gestes ancestraux, l'embryon d'une idée.

Il s'assit sur le banc de pierre à l'ombre de la haie de cyprès et tira son portable de sa poche. Il fallait qu'il parle à Emma.

- Papa, ça va ?

- Oui ma chérie. Il est tôt je sais, tu ne dormais pas ?

- Non, ça fait déjà un moment que je suis réveillée. Tu sais, je voulais te dire, pour hier soir…

- Ne t'inquiète pas. Je sais. Moi aussi je suis désolé.

- …

Les cigales prirent le relais quelques secondes, puis Stéphane reprit :

- Mais être désolé ça ne suffit pas. Je voudrais réparer, en tous cas, essayer.

- …

- Est-ce que tu pourrais me déposer Achille en allant travailler tout à l'heure ?

- Encore faut-il qu'il veuille bien se lever !

Stéphane entendait la colère de sa fille sourdre de ces mots. Il savait que ce ne serait pas simple, mais il fallait tenir bon.

- Dis-lui que je veux le voir. Il est rentré à quelle heure hier soir ?

- Une heure après moi, vers minuit et demi. Jade l'a ramené. Il m'a à peine adressé la parole.

- Bon, tu le réveilles à huit heures, il aura assez dormi pour venir passer une journée de vacances avec son papi. On fera une petite sieste.

- Une sieste ? Tu rêves !

- Oui, justement, laisse-moi rêver un peu. Je crois qu'on a trop oublié tout ce que nos rêves peuvent apporter à notre dure réalité. Et tu ferais bien de te pencher sur la question quand tu auras cinq minutes.

- D'accord, Pa. Je vais essayer de le convaincre. Tu peux quand même me dire ce que tu as derrière la tête ?

- On va lui construire des bases à ce gamin, il n'est pas trop tard. Je commence aujourd'hui à creuser la première fondation. Allez, va te préparer et amène-moi le petit.

- A tout à l'heure. (Un silence) Merci Papa.

Stéphane rentra prendre une douche tiède puis consulta sa tablette pour connaître les horaires de la ligne des bus orange. Il prépara quatre sandwiches de pain de mie garnis de jambon et de fromage à tartiner, les emballa de papier et les fourra dans son sac à dos avec deux petites gourdes d'eau, un melon et un Opinel. Il entendit peu après les sandales à talon de sa fille sur le gravier de l'entrée. Son cœur rata un battement, d'abord parce qu'il n'était pas sûr d'avoir perçu d'autres pas, puis, lorsqu'il reconnut la voix encore aigüe de l'adolescent, parce qu'il réalisa l'ampleur de l'enjeu. Il ouvrit la porte, souriant, embrassa sa fille, puis Achille, dont la raideur ne le découragea pas.

- Allez ma chérie, passe une bonne journée. Tu reviens ce soir en rentrant du travail ? On mangera tous les trois ici, d'accord ?

- Oui, si tu veux.

Emma partie, Achille sembla se détendre un peu et esquissa même un petit sourire moqueur en avisant le short à poches et les sandales de son grand-père. Stéphane lui présenta le programme de la journée, et fut agréablement surpris de constater que l'adolescent semblait plutôt partant pour sa petite excursion. Il s'en voulut d'autant plus de ne pas avoir été plus présent jusque-là, d'avoir négligé son rôle. Mais dorénavant, tout cela allait changer.

A dix heures tapantes, la navette orange arriva à l'arrêt. Ils grimpèrent par les portes arrière qui se refermèrent sur eux dans un soupir. Le véhicule automatisé repartit immédiatement dans un doux sifflement mélodieux. En un quart d'heure, ils eurent parcouru la distance qui les séparait du château. Peu de mots s'échangèrent, quelques regards de connivence seulement, mais c'était déjà tellement. Ils descendirent d'un pas décidé pour l'un, balbutiant pour l'autre, et embrassèrent du regard le monument séculaire qui se dressait devant eux. L'incendie de l'été précédent avait laissé aux alentours les vestiges d'arbres centenaires envahis par une garrigue naissante, comme un dérisoire pied de nez de la nature face à l'adversité. Ils s'approchèrent des murs gigantesques, d'un blanc aveuglant sous le soleil de ce début de matinée, puis pénétrèrent dans la grande cour carrée par laquelle ils rejoignirent l'accueil du château. Stéphane acheta les billets d'entrée, fournis avec une application audio-guide qu'ils installèrent sur leurs téléphones portables. Ils visitèrent le bâtiment en suivant le parcours fléché, et voyagèrent dans le temps, l'espace de deux heures enchantées, bercés par la voix grave du guide virtuel. La visite terminée, ils émergèrent du frais refuge et furent happés par la chaleur éblouissante qui s'était encore accrue.

Les sandales de Stéphane crissaient âprement sur la terre craquelée tandis qu'il s'éloignait du monument. Il passa délicatement sa main sur son crâne dégarni pour essuyer la sueur qui lui coulait jusque dans le cou. Achille le suivit de près, alléché par la promesse du pique-nique. Au sortir de la propriété, ils prirent un petit chemin de terre en direction d'un parc à la végétation sauvage que Stéphane connaissait bien. Il leur fallut une demi-heure de marche silencieuse pour l’atteindre. Chacun réfugié dans ses pensées, ils avançaient l’un derrière l’autre en évitant les bosquets d’orties qui bordaient le passage. Avec soulagement, ils s'assirent enfin à l'ombre d'un pin sur une grosse pierre plate. Stéphane déplia une grande serviette de plage, sur laquelle il posa son sac à dos et les tickets d'entrée du château. Achille s'en saisit et lut machinalement : "Ussé, Le Château de contes de fées dans la vallée de la Loire, 12 juillet 2052". Il les glissa, l'air de rien, dans la poche arrière de son short en jean. Ce geste procura à Stéphane une bouffée de joie incommensurable. Il venait de créer un souvenir pour son petit-fils. Il avait planté une graine qui doucement, lentement, germerait en lui. Un jour ou l'autre, il pourrait venir puiser dans cette fleur précieuse le nectar puissant des souvenirs de son enfance.

« Tu sais fiston, quand j'étais petit, ce n'était pas comme ça ici. Il y avait de belles forêts, des arbres magnifiques, des jardins luxuriants. Les cigales, c'était le symbole de la Provence. Je ne les entendais que quand je descendais chez mes grands-parents l'été. Au journal télévisé, à vingt heures, on nous parlait de réchauffement climatique. Et nous, on écoutait d'une oreille distraite. Et puis tout s'est accéléré. Maintenant, ici, on dirait le Sud. Tiens, tu dois avoir faim, prends un sandwich et écoute un peu, j'ai encore beaucoup de choses à te raconter. »