Concours de nouvelles 2023

3e Prix Ex Aequo

" LE JARDIN D’ESSAI " de Elisabeth SIGAUD

Le champ de pierres se meurt dans la mer. La lumière écrase l’horizon, aplanissant l’écume et les dunes imaginaires de sa blancheur aveuglante. Il fait nuit en plein jour. Le désert derrière nous flotte comme un mirage, ondulant, nonchalant, ivre après l’orage. Il n’y a plus de couleur, juste ce bleu devant nous, étincelant de promesse et d’oubli.

Et pourtant, ce désert n’avait pas toujours été un désert. La Grande Sécheresse avait tout pris, tout détruit. Elle n’avait laissé que des monticules de sable stérile, l’amertume du vent et la solitude à perte de vue.

Seule, elle aime pourtant bien dire « Nous ». De temps en temps, pas trop, ça lui fait mal sinon. Nous… C’est doux, c’est chaud comme le pain sorti du four, qu’elle partageait à pleines mains. Les petits piaillaient, tels des oisillons affamés. C’était leur jeu, à qui la réclamerait plus fort, cette bouchée savoureuse et fondante.

Nous, c’est eux et elle. Eux les enfants, la famille, absents, disparus. Et Elle, Feryel, la survivante.

Longtemps elle a cherché, espéré trouver quelque part des indices, des traces. Une vie, comme elle, qui aurait surmonté l’aridité, la soif, la faim et la peur. Elle a d’abord cru à un cauchemar, une farce macabre que lui ferait le destin. Sa ville blanche se fissurait jour après jour, le bitume incandescent disparaissait sous les vagues de sable. Bientôt, le désert recouvrit tout. Et on compta les morts. Ceux qui étaient encore valides partirent vers le Nord, fuyant ces terres désormais grises et ce climat délétère. Elle n’a pas voulu les suivre, se demande encore parfois si elle a bien fait. Au moins, ici, elle connaît. C’est là qu’elle est née, qu’elle a toujours vécu. Tous ceux qu’elle a aimés dorment quelque part. Elle ne s’imagine pas vivre ailleurs qu’ici.

Secouant sa tête pour se défaire des ombres, elle se relève péniblement, ajuste son foulard sur sa bouche, drape une étoffe délavée autour de ses épaules, et reprend sa longue marche. Sa silhouette frêle flotte dans l’air brûlant. Les boules de poussière se bousculent sur le sol, courent dans sa tête, poussées par les tempêtes des souvenirs. Depuis le temps, elle a appris à les apprivoiser, à ne retenir que les bons. Les autres attendent en rang serré, à l’affût de la moindre faiblesse pour se frayer un chemin jusqu’à sa mémoire. Elle en choisit plusieurs chaque jour, et les égrène, comme les perles de son chapelet.

Toutes ces années commencent à peser sur ses jambes. Elle ne va plus aussi vite, aussi loin, doit s’arrêter pour reprendre son souffle. Alors, pour se donner du courage, elle décide d’aller piocher dans sa boîte à souvenirs, comme elle l’appelle, le chemin sera moins long. Elle convoque aujourd’hui son souvenir préféré, le jour où sa mère l’a emmenée visiter pour la première fois un parc en plein centre-ville, là où aujourd’hui tout n’est que désert. Un parc immense, luxuriant, tropical, tellement inattendu au beau milieu de cette agitation urbaine. Une jungle au milieu de la cité. Elle avait eu l’impression de pénétrer dans un royaume enchanté, à des kilomètres de sa ruelle surchauffée. Un guide racontait qu’on y avait même tourné un film autrefois, une histoire d’homme à moitié singe, ou l’inverse, Feryel ne s’en souvient plus bien. Ce dont elle se souvient en revanche, c’est du choc effrayant qu’elle avait ressenti en découvrant ces arbres, ces cathédrales de lianes et de lichens, ces enchevêtrements bruissants de verts. En fermant les yeux, elle pouvait entendre le cri des animaux sauvages, imaginer la plainte solitaire de l’homme singe. Plus tard elle avait vu le film à la télévision, avait reconnu avec fierté le ficus géant qui l’avait abritée de sa fraîcheur.

Abrutie de chaleur, Feryel continue sa marche. Elle touche presque au but, son point de rendez-vous quotidien. Sans hésiter, elle se dirige vers une anfractuosité, tout en haut de la plage, à l’abri des vagues. Elle tombe assise dans un souffle, ses vêtements déchirés formant une étoile épineuse autour d’elle. Avec tendresse, elle se penche vers le sol et regarde ce qu’elle a à cœur d’accomplir durant ses jours de solitude, sa raison de se mettre en route le matin, bravant la soif et la fatigue. Pour ne pas oublier, pour se sentir vivante. Devant elle, glanées sur la plage, s’étendent les pépites de sa mémoire. Les blanches ruelles escarpées, les églises, les mosquées, la corniche et bien sûr, le fameux jardin d’essai de son enfance. Sa ville a repris forme, les coquillages tutoient les nacres le long des avenues, le bois flotté s’invente palissades, édifices ou pontons, les galets s’élèvent religieusement. Lorsque la mer est généreuse, Feryel trouve du verre, du métal, par petits bouts, destinés à décorer l’ensemble. Certes, sa ville imaginaire est bien silencieuse, mais avec un peu d’effort, elle parvient à entendre le bruit des klaxons et les sirènes du port.

Aujourd’hui, elle ne se sent pas la force d’aller courir sur la grève et préfère rester tranquillement assise à contempler son ouvrage, flottant entre passé et présent.

Elle arrange distraitement du bout de son index un coquillage rétif quand soudain, son œil est attiré par un détail, sur l’extrême bord de sa maquette éphémère. Une feuille d’arganier, incongrue dans ce décor, tremblote timidement, et semble la narguer.

« Impossible ! » s’exclame Feryel, « il n’y a aucun arganier à la ronde, comment cette feuille a pu arriver ici ? »  Médusée, elle regarde partout autour d’elle, à la recherche d’une racine éventuelle, d’un arbrisseau qu’elle aurait pu manquer. Elle contemple longuement l’intruse, mais plus elle réfléchit, moins elle comprend. Au bout d’un long moment, maussade et frustrée, elle s’oblige à repartir avant la nuit noire. Tout le chemin du retour, elle tourne dans tous les sens cet événement insensé, qui continue de la perturber durant son sommeil. Le lendemain, dès son réveil, elle se précipite le plus vite qu’elle peut pour retrouver son havre familier sur la plage, qui tout à coup, lui paraît bien étrange. La feuille est toujours là, un peu plus ensablée, un peu plus racornie, mais bien présente. En prime, au beau milieu du Jardin d’Essai, se dresse, fièrement plantée dans le sable, une tige de bois surmontée d’un coquillage. Au comble de la perplexité et incapable du moindre geste, Feryel se met à trembler, à la fois saisie d’appréhension et d’un espoir fou. Toutes sortes d’hypothèses jaillissent dans son cerveau, elle n’en retient aucune, ou plutôt, n’en considère aucune de plausible. « Se pourrait-il que ?... Mais pourtant ?... Mais alors si ? »

Pour se calmer, elle s’élance vers la plage, à la recherche de matériaux. « Continue, ma fille, si tu ne veux pas devenir folle, occupe-toi les mains et l’esprit ». Peu à peu, sa respiration se fait plus calme, les gestes quotidiens se ralentissent et l’apaisent. Elle se laisse absorber par son palimpseste de sable. Elle empile, recouvre, déplace au gré de sa mémoire. Elle affûte au fil des jours, des semaines, sa propre vision du passé.

Et puis, juste avant de partir, elle place instinctivement, comme une offrande, un deuxième coquillage sur sa découverte matinale. Et puis elle s’en va, l’œil amusé, d’un pas léger.

Ainsi passent les jours. Tous les matins, un nouvel objet l’attend et tous les soirs, elle l’embellit. Une conversation s’installe, ludique, minérale et fragile, au-delà du langage. Ses jambes lui font moins mal, elle n’a plus besoin de ses souvenirs pour soutenir sa longue marche jusqu’au rivage. Toute entière tendue vers cet espoir infime, elle bouillonne de joie et d’impatience.

Un soir, alors qu’elle rentre « chez elle », vers son abri de fortune, elle doit presser le pas. De lourds nuages s’amoncèlent à l’horizon, il fait déjà presque nuit et le vent, d’ordinaire chaud et léger, devient violent et sombre. Elle ne peut pas dormir cette nuit-là. Les branches de sa cabane craquent et la pluie gémit sans discontinuer. Au matin, elle n’a plus de toit, ses maigres plantations ont été emportées. Elle n’a pas le cœur à s’en préoccuper pour le moment. Trop inquiète, elle saisit son bâton de marche et se précipite vers la plage. De loin, elle entend les rouleaux furieux se briser dans un fracas assourdissant. Elle presse le pas, fouettée par le vent déchaîné. Quand elle arrive enfin, elle reste pétrifiée. Sa main troublée cherche à écarter les longues mèches grises qui viennent se coller sur son visage ruisselant. Elle ne reconnait plus rien. La petite grotte qui abritait sa ville reconstituée a disparu. Elle distingue à peine des monceaux de bois, entremêlés aux algues rejetées par la mer. Sa perte est immense, mais plus encore que la perte du plan dessiné sur le sable, elle a perdu la possibilité de… Quoi au juste ? De ne plus se sentir seule, isolée au bout de ce champ de ruines ? D’avoir un infime échange, intangible et déconcertant, comme sa vie aujourd’hui ? 

Elle tangue, tente de s’arrimer aux branchages, mais elle sent bien que son corps lui échappe, emporté lui aussi par les rafales sauvages.

Derrière l’épais rideau de pluie, une lueur attire son regard. Tout à coup, le rideau se fait miroir et sous ses yeux, prend forme un paysage d’un autre âge. Tout est à sa place, comme dans sa mémoire. L’allée de fiers dragonniers, le ficus centenaire, les enfants qui jouent et se chamaillent bruyamment, les mères de famille entourées de paniers prometteurs et odorants. Elle croit presque sentir un parfum de coriandre…A travers la paroi liquide, Feryel ressent l’atmosphère paisible, rassurante de son enfance. Elle peut respirer la fraîcheur des grands arbres qui s’immisce à travers l’eau jusqu’à elle, fragrances d’humus, de jasmin et d’oranger.

Une petite fille dort à l’écart du groupe d’enfant. Elle n’a pas mis son chapeau, et l’ombre du ficus l’a déjà quittée pour abriter d’autres corps, dispersés sur la pelouse. C’est dangereux, elle va avoir trop chaud, Feryel ouvre la bouche mais sa voix se heurte au mur opalescent. Saisissant son bâton à deux mains, elle tente de percer l’obstacle pour réveiller l’enfant. Au même moment, comme si elle avait senti sa présence, la petite tourne son visage vers elle et cligne des yeux. Elle se redresse et, encore toute engourdie de sommeil, se met en marche. En chemin, l’enfant ramasse quelque chose au sol et vient s’asseoir tout près de Feryel, de l’autre côté, au pied d’une cascade. Avec ses deux mains en coupe, elle s’asperge joyeusement le visage qui peu à peu se ranime et reprend son éclat. Pendant quelques instants, elle reste là, pensive, hypnotisée par le circuit continu de l’eau, ses cils encore tout emperlés de gouttelettes. De sa main potelée, elle brandit un objet qu’elle jette en riant à travers la cascade. L’espace d’un instant, leurs regards se croisent, se reconnaissent-ils ?

Une feuille d’arganier, un mince bâtonnet de bois et deux coquillages percés gisent aux pieds de Feryel…Le mur d’eau se referme, il n’y a plus de jardin, plus d’arbre, plus d’enfant, seulement une vieille femme, la mer et la nuit.