Concours de nouvelles 2023

2e Prix Adultes

" MARIE DU SUD AU NORD " de Anne RIEBEL/BENHADOU

Marie a tendu deux couvertures entre les piliers d'un porche, à côté d'une grande cité, à la limite du dix-neuvième arrondissement à Paris. Ficelles, pinces à linge, cartons, son abri brinquebale, mais ça tient, ça résiste au vent, aux ballons perdus, aux vibrations du métro sous le trottoir. Marie ne se cache pas, tout le quartier passe devant son tipi improvisé, les familles, les groupes de jeunes, les policiers.

Elle domine ses peurs, ne veut plus se cacher, se faufiler dans les ruelles humides et tendre la main. Elle ne sait plus depuis combien de temps elle est là, sous ce porche, elle ne sait pas si elle y restera longtemps, ses pensées s'embrouillent, elle ne compte plus, des mois, des années peut être.

Sa vie s'entasse dans des sacs en plastique au fond de sa tente d'infortune, d'un côté papiers et vêtements mélangés, de l'autre des objets disparates récupérés aux alentours : assiettes, casseroles, livres, mouchoirs.

Tous les matins, elle ouvre un pan de couverture, étale soigneusement son bric-à-brac sur le trottoir, vente à la sauvage pour quelques centimes, survie au quotidien.

Les familles, les groupes de jeunes, les policiers tolèrent son tipi urbain, ses vieilles couvertures, son bazar hétéroclite. Peut-être les mèches blanches sur son front plissé, ses mains fripées, sa silhouette presque effacée entre les hauts immeubles, chacun passe son chemin, indifférence, pitié, peut-être respect, Marie n'en demande pas plus.

Marie parle peu, le minimum, elle refoule ses pensées, au maximum. Derrière son front plissé, sa souffrance somnole, elle ne veut pas la réveiller. Elle fait taire l'écho lointain de ses souvenirs, sa douleur jour après jour anesthésiée par la solitude, la dureté de sa vie.

Un matin, un rayon de soleil se faufile à travers les couvertures, caresse ses paupières, ses joues ridées. Marie se lève brusquement, prête à refermer sa tente puis, sans savoir pourquoi, elle suspend son geste et se recouche. Marie se détend, accepte cette douce chaleur, s'accorde une pause.

« On dirait le sud », les paroles de cette chanson s'infiltrent malgré elle dans son esprit, elle se surprend à fredonner quelques notes. Cette fois-là, Marie se laisse aller, en apesanteur, légère, elle glisse sans heurts entre les alvéoles de sa mémoire. On dirait le sud, Marseille, le tracé parfait de sa ligne d'horizon les jours de mistral, l'asphalte chaud, l'ombre des ruelles, la mer brillante. Marseille, elle a tellement aimé cette ville de joyeux tumultes, de paroles fortes, de couleurs denses, de paix éphémère.

D'autres notes, d'autres paroles, Marie murmure un air lancinant : « Emmenez-moi au bout de la terre... il me semble que la misère serait moins pénible au soleil... »

Des enfants passent devant sa tente en courant, frôlent l'équilibre instable de son abri. Marie sort de son rêve, redresse les couvertures, retend les ficelles.

Non, la misère est pénible partout, du sud au nord, de ville en ville, de port en port. Marie étale son bazar sur le trottoir, commence sa journée, des heures sans parler. Malgré elle, musiques et refrains ondulent au creux de ses oreilles.

« On dirait le sud, on dirait le sud, on dirait... »

« Misère au soleil, soleil... »

Ce matin-là, entre deux rengaines, Marie s'autorise à penser, à se souvenir, à dérouler son histoire.

Elle voit les images de sa maison, quartier Saint Antoine à Marseille, du figuier dans son petit jardin, du rideau de perles à la porte, des volets bleus fermés au cœur de l'été. Elle entend les voix de ses enfants, brouhaha en continu, gaieté innocente. Pendant des années, elle a camouflé son malaise, ballottée entre inquiétudes, angoisses, elle s'est tue, a supporté les crises, l'humiliation, la vie familiale en déliquescence.

Elle est restée là, avec son courage futile, son entêtement stérile à maintenir un semblant d'équilibre. Juste après l'adolescence, ses deux enfants sont partis, loin de la folie de leurs parents.

Elle est restée là, sacrifice inutile.

Couple en face à face, guerre déclarée, coups rendus, à armes égales.

Marie est partie. Elle a lâché le couteau au bout de sa main tremblante, a retenu son geste, sa

violence, in extremis....

Quelques vêtements jetés dans sa voiture, elle s'est lancée sur l'autoroute, vers le nord.

Elle s'est garée sur un parking de la capitale, n'a plus bougé des semaines et des semaines. Recroquevillée dans l'étroit habitacle, le dos plié, les jambes endolories, elle a laissé les amendes s'empiler sur le pare-brise, gardé quelques pièces pour manger. Pendant une de ses courtes absences, sa voiture a été embarquée à la fourrière.

Marie s'est réfugiée à l'aéroport sous le souffle d'air chaud d'énormes ventilateurs, elle a soulevé le couvercle de poubelles pleines de nourriture invendue, elle a à peine ressenti les vibrations des avions en partance vers le sud, vers le nord.

Toute la journée, sa silhouette presque effacée longe les couloirs interminables. La foule de voyageurs, les vigiles, les policiers passent à côté d'elle sans la voir, indifférence, pitié, peut être respect, Marie n'en demande pas plus.

La nuit, Marie plie son dos sur les fauteuils des salles d'attente, essaie de dormir entre les accoudoirs, interdiction de s'allonger. Nuits sans sommeil, fatigue accumulée, Marie est repartie vers la ville se coucher sur les sols durs et sales du métro, des gares, des porches en bas des immeubles. Elle a accepté, quelquefois, de suivre des bénévoles en maraude nocturne et d'entrer dans un foyer d'accueil reposer son dos, détendre ses jambes. Mais elle est repartie le lendemain sans un mot, son silence en carapace. Lasse, désabusée, sans même un éclat de désespoir, elle a trouvé le porche du dix-neuvième, y a improvisé son campement bancal.

Marie est restée là, des mois, des années peut-être...

Un matin, les habitants de la cité s'étonnent à peine de trouver la place vide, un sac plastique s'agite dans le vent, des pans de couverture, des bouts de cartons dépassent de la poubelle.

Marie marche jusqu'à la mairie du dix-neuvième. Elle ne sait pas vraiment pourquoi, mais en se réveillant dans les courants d'air, sur les cartons humides, entre les remparts flottants de son tipi, elle s’est décidée en quelques minutes à démonter son abri précaire, sa vie de silence et de pauvreté extrême.

Peut-être la magie d'une chanson, les images de ses enfants dans le jardin, une ville du sud presque oubliée, peut-être aussi sa profonde lassitude, ses mains et son front marqués, son dos et ses jambes fatigués, la vieillesse imminente.

Marie a décidé : sa vie est là, maintenant, dans cette ville du nord, elle veut, elle mérite attention, soin, respect.

Dans le bureau de l'assistante sociale, Marie parle, parle : sa culpabilité, sa honte, sa détresse, elle dit tout.

Marie accepte l'aide proposée, signe des papiers, puis rejoint d'autres femmes en maison refuge.

Destins croisés. Vies recommencées