Concours de nouvelles 2023

1er Prix Adultes

" LA MISSION " de Christine LAEMMEL

C’est comme si de part et d’autre de mon fuselage, les ailes avaient grandi pendant le voyage. Pénétrant l’air dans un bourdonnement de radio mal réglée, elles fonçaient vers la meilleure version de moi-même. C’était mon heure. Celle où je prendrai la tête de l’escadrille, tirant à mes trousses une armée de mâles rugissants. Mes comparses, mes frères, mes égaux, seraient bientôt mes subalternes, guettant mes ordres et mes reproches. Je trépignais. J’attendais.

En bas, le paysage défilait, tassé comme un tapis à poils ras. Tout semblait plat : les brins d’herbes aussi hauts que les immeubles, les pins dont on ne voyait qu’une ombre noire.

Nous avions déjà parcouru plus de 1000 kms. Quitté le froid nordique et ses plaines mouchetées de champs. Vu les patchworks de verts devenir jaunâtres par endroit. Aux vastes décors rectilignes avaient succédé les montagnes. Le sol s’était ourlé d’irrégularités, bourrelets saillants dans les creux desquels les hommes se regroupent en béton et en gris. Puis des crêtes noires et blanches avaient déchiré la terre, étirant leurs colonnes vertébrales un peu plus près de nous.

Désormais, nous planions au-dessus de collines couleur olive et de roches blanches. Le bleu triomphait au-dessus, débarbouillé du duvet des nuages du nord. Le soleil nous visait plein phares, tachant chaque jour l’horizon de gauche à droite. Nous approchions du but.

Nous étions là tous et toutes depuis le premier jour. Pas une perte. Personne n’en parlait mais tout le monde savait que c’était exceptionnel. Dans ce genre d'expédition, on quitte sa terre natale en inspirant très fort pour emmagasiner l’air familier dans les poumons, jamais tout à fait sûr de revoir son pays. Autant galvanisés par la quête que terrifiés par le risque.

Certains avaient perdu beaucoup de poids. Moi, je me sentais plus lourde, gonflée d’ambition. Chez d’autres, l’excitation explosait à chaque halte, quand épuisés nous détendions nos corps dans l’eau fraîche. Nous avions décollé près d’une lagune brumeuse. Nous avancions vers un paradis d’azur, un soleil cru dont les rayons sont balayés par le vent, c’est ainsi que les plus capés en parlaient. Nous bravions la distance pour notre peuple, pour nos enfants, pour un avenir meilleur. Il y avait de quoi cancaner.

Le chef, tout en reculant à l’arrière du peloton, me fit signe de prendre la tête du groupe. J’accélérais et me retrouvais pour la première fois de ma vie à diriger un convoi de machines bruyantes. Vitesse, direction, fatigue des corps et axe de rotation de la Terre, tout était commenté. Je remuais le bas de mon corps pour évacuer l’engourdissement du voyage. Rien ne pouvait me faire échouer. Seule la mission comptait.

Par un regard à droite puis à gauche, j’évaluais la distance avec mes poursuivants. Il s’agissait de calculer le juste écart, ne pas se toucher mais se sentir, se savoir poussé, menacé presque, les jours passant, les sensations se mélangeaient.

A l’opportunité d’un courant chaud qui remontait des collines, je piquais du nez pour piloter à plus basse altitude. Tous me suivirent comme un seul homme, appliquant mes consignes sans commentaire, avec l’obédience qui sied aux individus de notre espèce.

Nous descendîmes tellement que nous semblâmes chatouiller les feuilles des arbres. Là, un groupe de promeneurs pointa des index vers nous. J’accélérais un peu plus comme pour les impressionner, eux modestes habitants du sol pour toujours. Moi, élite parmi l’élite, je portais la couronne du privilège sacré d’arpenter le ciel à ma guise. Je ne suis pas faite pour vivre sur des pieds. Quand je marche, c’est presque une erreur, disaient mes parents. Seul le vol me comble. Seule la première place me sied. C’est moi perçant le devant, guidant mes compatriotes vers les promesses inconnues que nous appelons Sud.

Alors que je jaugeais nos observateurs, une douleur enflamma mon abdomen. Je regardais mon ventre à la recherche d’une marque, un projectile ou de n'importe quoi qui aurait pu causer cette brûlure mais je ne vis rien. La sensation diminua mais ne disparut pas complètement. Puis elle revint, sembla pousser mes chairs, pincer mes ligaments entre deux griffes. Courbée, je perdis ma concentration et faillis heurter mon voisin de droite. Il me hurla de me reprendre, si je n’étais pas capable de tenir ma position, autant la laisser à plus aguerri, on risquait nos vies ici. Foutaise, je relevais la tête et repris ma place. Le salaud continuait à vociférer dans mon dos, femelle qu’il disait, tu devrais retourner derrière, suiveuse. Une troisième onde de choc atteint mon ventre, plus bas encore, mais que m’arrivait-il ? La faim ? La chaleur ? Les effets de la vitesse ? La durée de vol ? J’envisageais toutes les possibilités. Cette salve se prolongeait encore et encore, par à-coups ça tonnait dans mes reins, une masse écrasait mes organes au rouleau compresseur, un rapace énervé piquait et repiquait de son bec la surface intérieure de ma peau.

Quand la pire hypothèse me vint à l’esprit, je la chassais en agitant la tête. Sur l’horizon pesait un voile blanc mais ce n’était pas le ciel qui avait changé de teinte, c’était bien ma vue qui se rétrécissait. Je baissais le regard, tentais de fixer un point au loin, ce sommet, là, déplumé, devant moi. Je ne voyais que lui, propulsant ma concentration vers son crâne chauve, dégageant mon inquiétude du feu qui cisaillait mon corps. Je redoublais de vitesse. Du moins je le pensais.

Malgré mes efforts, j’oscillais depuis cinq bonnes minutes comme un papier perdu dans le mistral. Mes compagnons avaient ralenti, par charité, ordures ! J’avais froid, mes extrémités me démangeaient, je reprenais le cap quelques secondes, hagarde, avant de basculer à nouveau d’un côté puis de l’autre. Je sentais ma respiration siffler, incapable de sortir de mon thorax, abandonnant mon cerveau et mes yeux.

Alors que j’échouais à maintenir mon équilibre, j’entendais les sentences fuser, arrête-toi, tu nous entends ? Elle n’entend pas, elle va se crasher, ralentis, ralentis !

De mon entrejambe, un liquide s’écoulait, chaud, grumeleux. Mon ventre voulait absorber mon corps et suintait l’huile qui lui servirait à me retourner comme une chaussette. On eût dit qu’une brèche s’ouvrait comme on gratte dans la terre pour y chercher des vers. L’ennemi s’était glissé en moi et venait saboter ma réussite en me détruisant de l’intérieur. Je me tordais et geignais de ce mal qui allait me tuer.

J’entendis une voix familière me parler, ça va aller, on est avec toi, il faut que ça sorte, répétait-on. Je levais la tête et aperçu mon sommet, bien plus proche à présent. Mont joufflu dénudé, il dominait des pentes clairsemées de végétation.

  • Il faut se poser, me priait-on.

  • Je ne peux pas, je dois continuer, c’est ma mission.

  • Nous reprendrons la route, après, plus tard.

  • Là, fit la plus ancienne, désignant un piémont de la montagne.

  • C’est de la folie ! m’étranglai-je, on ne peut pas atterrir ici !

  • Il le faudra bien.

Escortée par mes deux plus proches compagnes de galères, celles qui m’avaient vu gravir les échelons, réclamer mon dû, celles qui avaient bombé le torse avec moi pour se faire respecter, je me laissais doucement flotter vers le bas.

Nous relevâmes le nez pour ralentir et, au bord de l’évanouissement, j'atterris sur le flanc, faisant riper ma carcasse sur la poussière. J’étais en vie. La douleur aussi. Elle reprit de plus belle, presque libératrice maintenant. Il fallait que ça sorte, elles avaient raison. On m’aménagea un petit lit de brindilles. Je m’accroupis dans un râle.

Je laissais cette force inconnue tracer son chemin dans mes muscles, élargir ma croupe et semblant m’ouvrir en deux. Je tremblais, vibrais et vidais ma rage sur mon nid de fortune.

Sous moi, maculé de filaments roses et bruns, un œuf reposait.

Dans un souffle, je remerciais mes deux amies, puis entourais mon enfant de mes plumes. En haut dans le ciel, des piaillements résonnaient. Je levais la tête et désignais de mon bec nos congénères, qui dessinaient un V parfait dans le ciel de Provence.

Bientôt, je reprendrai la route vers le Sud.