Concours de nouvelles 2022

Coup de Coeur du Président

" MUSIQUE MAESTRO " de Bernard MARSIGNY

Tout ce qui avait pour nom : Do, Ré, Mi, Fa, Sol, La, ou Si, toutes les notes, qu’elles fussent rondes ou simples croches, blanches ou noires, pointées ou bémolisées, toutes avaient tenu à être là pour tenir meeting et analyser la situation. Au sein des partitions de l’Harmonie Municipale de St-Florent-sur-Dordogne la contestation allait bon train.

- Vous n’en avez pas assez de toutes ces marches militaires qu’il nous impose ? Moi, j’en ai ras le diapason ! avait dit une petite double croche.

- Tu as parfaitement raison, lui avait répondu une bonne grosse ronde. Quand ce n’est pas la « Marche Consulaire » c’est « Sambre et Meuse » et quand c’est fini ça recommence avec la « Marche du 3ème Hussard ». A la longue, ça use, ça exaspère. Le gros Marcel n’a pas encore complètement rompu avec son passé. C’est pas parce qu’il a été 30 ans adjudant dans le militaire qu’il doit poursuivre dans le civil. L’Harmonie Municipale n’a pas à être une annexe de la Musique de la Garde Républicaine.

Des portées entières, épuisées par le rythme qu’il leur imposait et qui n’avaient jamais osé faire entendre leur voix, goûtaient pour la première fois aux joies de la contestation collective.

- C’est vrai, avouaient-elles, la musique militaire, à la longue, ça fatigue.

- Tout à fait d’accord, avait reconnu un délicat contre-ut. Moi ce que je voudrais, c’est un peu de douceur dans ce monde de brutes. De temps en temps on a besoin de rêver et je l’avoue, je n’aurais rien contre une tendre berceuse au clair de lune sur la lagune avec des camarades. Alors par moment j’ai envie de lui dire : « Baisse le son, Marcel, baisse le son ». Mais ça, avec lui, il ne faut pas y compter !

- Bien, je vois que nous sommes toutes d’accord, avait conclu celle qui brandissait l’étendard de la révolte depuis le début. Il nous faut agir sans plus tarder. Il y a assez longtemps qu’il nous utilise sans nous demander notre avis. Nous voulons toutes retrouver notre liberté. Alors je vous propose d’entrer dès demain en rébellion. J’ai quelques idées à ce sujet et je crois qu’il ne sera pas déçu. Voici ce que nous allons faire …

Ce « il » dont il est question et vers lequel convergent toutes les critiques du moment, n’est autre que le sympathique Marcel Legros, retraité de 75 ans et fondateur de l’Harmonie Municipale de St-Florent-sur-Dordogne. C’est lui qui est à l’origine de cette formation musicale de haut niveau sonore. C’est lui qui, depuis le début, la porte sur ses larges épaules et il peut en être fier. Les p’tits gars, c’est lui qui les a formés. Ils n’ont pas tous du talent mais sont tous pleins de bonne volonté. Et sans vouloir prétendre rivaliser avec la Philharmonie de Berlin, il faut bien reconnaître que sous son autorité l’orchestre a acquis un sacré tonus ! Marcel Legros est un homme heureux. C’est donc en pleine confiance qu’il aborde cette ultime répétition.

- Allez les p’tits gars. Vous le savez, le concert de dimanche sera le dernier de la saison. Alors, on y va à fond et on y met tout son cœur ! avait dit Marcel baguette en main et sourire aux lèvres.

- Y’a comme un os, je pense même qu’il y a comme une certaine anomalie, Chef ! avait soudain annoncé Robert qui employait parfois des mots difficiles.

- Et c’est quoi à ton avis cet os ? demanda le Chef.

- Ben, les notes ! Il y a les notes qui glissent ! précisa le clarinettiste.

- Tu peux préciser un peu plus ? demanda Marcel.

- Ben, le do il a glissé sur le si bémol et le mi est à la hauteur du ré. Et puis le fa veut pas rester à sa place. Ça va compliquer pour la lecture. Croyez pas ?

- Robert, combien de fois t’ai-je demandé d’éviter le Muscadet avant 10 heures du matin lorsque tu as répétition ?

- Je vous assure Chef, ça n’arrête pas de bouger. Je fais comment maintenant ?

Alors Marcel, se rappelant qu’il avait été adjudant, conseilla à son musicien de se débrouiller tout seul, ajouta qu’il ne voulait pas le savoir et qu’il était prié d’arrêter instamment l’alcool et ses conneries.

- Maintenant, assez perdu de temps, avait-il dit pour conclure. On y va et on y met…

- Chez moi, Chef, les noires et les blanches ont disparu. Je n’ai plus que la queue, avait annoncé le trombone.

Philibert, qui était l’humoriste du groupe, lui fit remarquer qu’il avait sauvé là le principal et que ce n’était certainement pas son épouse qui s’en plaindrait, « vu que la queue c’est quand même bien utile chez un musicien ! »

- C’est vrai, il y a, comme dit Robert, une sorte de « nonomolie », il y a mes barres de mesure qui foutent le camp ! entendit-on du fond de la salle.

- Chez moi les croches ne veulent pas se décrocher des doubles croches. Une vraie pagaille, avait dit un autre. Je m’y reconnais plus !

- C’est comme dans ma partition, c’est illisible. Toutes les notes se sont regroupées sur une seule portée. Elles font un tas. Ça grouille de partout ! Une vraie partouze !

- Chez moi c’est pareil, Chef, y a comme un gros os et même aussi comme une très grosse anomalie, j’ai les portées qui se gondolent, osa préciser le vieux Fernand avec cet air de parfait crétin dont on ne savait jamais s’il était naturel ou pas.

- Mais oui, mon petit, avait répondu Marcel qui commençait sérieusement à lâcher prise devant la mauvaise volonté évidente de tous ses musiciens. Tu as raison. Chez moi aussi tout se gondole ! Mais c’est parfaitement normal. T’avais pas remarqué qu’on était à Venise ?

Et puis se reprenant : 

- Ecoute, si tu picolais un peu moins, les lignes se gondoleraient un peu moins. Compris ? 

- J’ai rien bu, Chef, tint à préciser Fernand qui, il est vrai, s’intéressait plus d’ordinaire au Ricard qu’à la Théorie de la relativité.

Le Chef ne prit même pas la peine de répondre. Le temps pressait et il était de plus en plus débordé par ses troupes. Alors il tenta de reprendre les choses en main.

- C’est quoi, nom de Dieu, ce bazar ? hurla-t-il d’un coup en s’épongeant le front. C’est une révolte ?

- Non Sire, c’est une révolution, lui répondit le troisième saxophoniste qui avait des connaissances historiques, vu qu’il était allé jusqu’au B.E.P.C.

- Mais une révolution de qui ? De quoi ? tonna le Chef.

- Mais des notes, Chef, je crois que nous avons tout simplement affaire à une rébellion des notes. Je ne vois pas d’autre explication. Elles se rebiffent. Elles se liguent contre nous. Je crois qu’elles ne sont pas contentes et nous le font savoir. Elles en ont peut-être assez de jouer toujours la même chose. Elles veulent retrouver leur liberté. Elles font grève. Elles entrent en résistance passive, comme Gandhi.

- Qui c’est celui-là ? demanda le Chef.

- Vous connaissez pas, Chef ? Mais peu importe. Si nous ne cédons pas, elles sont bien capables de monter un syndicat et alors nous serons très mal, ajouta un flûtiste qui s’y connaissait en syndicalisme.

- Ça c’est bien vrai ! avait pronostiqué le deuxième trombone. Avec elles, on ne sait pas jusqu’où ça peut aller. Vous imaginez, Chef, si c’était elles qui faisaient la loi et qui décidaient de ce qu’on allait jouer ?

Le Chef n’était plus en état d’imaginer quoi que ce soit. Il n’avait d’ailleurs plus aucun avis, plus aucune idée. Il était en plein cauchemar.

- Je crois que je vais rentrer chez moi, annonça-t-il en rangeant sa baguette. Pour aujourd’hui j’en ai assez entendu. Débrouillez-vous tout seuls. Je sens que « La marche consulaire » va ressembler dimanche à « La marche des canards » et ce sera de votre faute. Si vous êtes ridicules, vous ne viendrez pas vous plaindre. Alors les p’tits gars, continuez à faire les pitres, les gugusses, les clowns, continuez à vous payer ma tronche ! Remettez-en une couche ! Faites-moi rire avec vos singeries ! Allez-y, n’hésitez pas ! En attendant que vous soyez calmés, moi je me casse ! Salut les guignols !

Et épuisé, il rentra chez lui, se mit au lit et n’en bougea plus jusqu’au dimanche.

En s’éveillant sur le coup de midi, il lui sembla avoir fait un très mauvais rêve, où tous ses musiciens se liguaient contre lui et soutenaient les notes en rébellion.

Lorsqu’il arriva à la salle des fêtes, l’orchestre était déjà installé. Comme des élèves studieux, tous avaient le nez sur leurs partitions. Tout semblait parfaitement normal. Il les salua brièvement, sans chaleur excessive. Il se contenta de demander si tous se sentaient bien. Personne ne parlait d’anomalie ou d’os en vue. Par prudence, il n’essaya pas de savoir si les notes glissaient toujours les unes sur les autres, si ça gondolait ou si les barres de portée se cassaient encore la figure. Il n’avait pas envie d’être ridicule. Il jeta un œil dans la salle. Elle était comme à chaque fois gentiment garnie. Il était temps de débuter. Alors, fidèle à son habitude, Marcel Legros prononça le traditionnel : « Allez les p’tits gars ! On y met tout son cœur ! » Puis il leva sa baguette pour donner le départ au « Chant du départ ».

Ce qui se produisit alors le laissa sans voix.

Au lieu d’entendre sortir des cuivres les nobles accents de « la trompette guerrière, qui guide nos pas… », il constata que l’Harmonie, sans le moindre accroc, offrait à l’auditoire quelque chose de tout à fait inattendu, d’anormalement doux, de calme, de raffiné, quelque chose d’une extrême délicatesse, une sorte de romance lente et bien cadencée qui ressemblait à s’y méprendre à la « Barcarolle » qu’Offenbach avait écrite pour les contes d’Hoffmann. D’un coup il comprit. Il n’y avait plus à en douter : les notes avaient pris le pouvoir en réécrivant au plus vite les partitions selon leur goût. Le tout avec la complicité des p’tits gars et en totale impunité. Le pire c’est que l’orchestre jouait parfaitement les morceaux qu’elles avaient choisis et que le public, de son côté, semblait ravi de ce nouveau style musical. Le pire aussi c’était que, lui, Marcel Legros, fondateur de l’Harmonie Municipale, avait soudain le sentiment de ne servir à rien et d’être un poids mort face à son propre orchestre. A son grand soulagement « La Barcarolle » fut interprétée par tous avec beaucoup de sensibilité et recueillit un énorme succès. Avant de passer au second morceau, Marcel, mine de rien, s’avança vers le premier trompette et lui demanda discrètement ce qu’ils avaient maintenant l’intention de jouer. Il voulait au moins faire semblant de diriger. C’est tout ce qu’il pouvait faire pour éviter le déshonneur.

- Les notes, à l’unanimité, ont décidé que ce serait un extrait de la « Symphonie du nouveau monde » de Dvorak, lui répondit l’interrogé. Mais vous verrez, Chef, même si vous ne connaissez pas, vous allez très bien vous en tirer. Soyez confiant ! Regardez-nous ! On vous guidera !

Là encore, le public apprécia. Après l’entracte on eut droit à un extrait de « Peer Gynt ». Le concert se termina par un « Jésus que ma joie demeure » de J.S. Bach interprété par le premier trompette avec une maîtrise et une délicatesse dont il ne se savait pas capable. Pour lui, c’était quand même autrement gratifiant que de sonner « Sambre et Meuse » !

Il n’y avait pas à dire : les notes, en retrouvant leur liberté, avaient concocté ce jour-là un programme qui changeait bien agréablement de ce qu’on avait l’habitude d’entendre.

Le Maire et les personnalités présentes tinrent, comme il se doit, à féliciter les musiciens. On remercia particulièrement Marcel Legros d’avoir ouvert le répertoire de l’Harmonie Municipale de St-Florent-sur-Dordogne à de bien belles œuvres classiques, et on l’encouragea à poursuivre dans cette voie. Le Premier Adjoint s’empressa de corroborer ce qu’avait dit le Maire et il ajouta, en mélomane averti, que « la musique militaire c’est bien, mais qu’il ne faut pas en abuser ». Cette remarque pleine de délicatesse alla droit au cœur de Marcel, qui se le tint pour dit.

Dès lors, à chaque répétition, on l’entendit motiver ses troupes avec sa nouvelle formule :

ALLEZ LES PETITS GARS, ON Y VA… MAIS TOUT EN DOUCEUR… ET RESPECTONS LES NOTES… !