Concours de nouvelles 2022

2e Prix ADULTES Ex Aequo

" LA NOTICE " de Jean-Marie CUVILLIEZ

– Tu es vraiment sûr de pouvoir te débrouiller ? Voilà ce que j’avais demandé à Marcel. Rien d’autre.

Et lui s’était mis en pétard.

– Y a écrit « demeuré » là ? Il désignait son front, le barrait trois fois de son index.

– Non ? Alors fous moi la paix et laisse-moi travailler.

J’insistai pas. Quand il est dans cet état, vaut mieux pas le contrarier. N’empêche, on avait un problème, et on ne pouvait pas y passer la nuit. Il avait posé sa veste, son chapeau, sa matraque en caoutchouc sur le comptoir du bureau de poste. Il tournait autour de la machine. On l’avait sortie de la réserve, amenée au centre de la pièce pour profiter de la lumière des guirlandes de Noël accrochées dans la rue. J’avais dit à Marcel de ne pas allumer les néons. La machine, vert de gris, montée sur roulettes, ressemblait à une machine à laver le linge. Sur le couvercle, à côté d’une poignée nickelée, était écrit en grosses lettres : « Achtung » et, sur le flanc droit, ce qui ressemblait à un mode d’emploi. « C’est de l’allemand » avait dit Marcel. Sur la porte, en façade, on avait écrit en français, sur une étiquette flanquée d’un cabochon de verre rouge : « Ne pas ouvrir en marche ». Je regardais Marcel et me demandais si le bas nylon que j’avais aussi enfilé sur ma tête me donnait une allure aussi idiote.

– Y a combien là-dedans ?

Marcel soupesait le sac de jute gonflé comme un punching-ball, interrogeait le chef-postier. Le gars, à travers son bâillon, marmonna quelque chose qu’on ne comprit pas. Marcel abaissa le mouchoir, lui posa la question.

– Je sais pas. On devait compter demain. Y a une machine à compter dans la réserve. A côté.

Marcel avait fait répéter. Le caissier parlait du nez. Faut dire qu’il avait dégusté. Le sang pissait encore sur ses genoux, enfin, gouttait. Marcel s’était tourné vers moi :

– Ça existe, ça ?

Je haussai les épaules, dis que j’en savais rien, que le progrès allait si vite, que les secrétaires tapaient maintenant leurs lettres sur des machines électriques, qu’on allait bientôt avoir la télévision en couleur et que des machines électriques à compter les billets c’était donc pas impossible. On était allés dans le réduit, on avait sorti la machine, trouvé une prise de courant près du bureau. L’allemand, on connaissait pas. Marcel a fini par demander au receveur comment ça marchait. D’abord gentiment, en lui relevant le menton. L’autre tardait à répondre. Une baffe.

– Faut ... mettre les billets dans la mach...ine.

La tête du gars s’affaissait sur sa poitrine. Une autre baffe.

– Fermer le couvercle, met..., mettre en marche, en tournant le gros bouton.

Silence. Nouvelle baffe.

– Elle trie et compte les billets… les range en liasses.

– C’est tout ? Nouvelle baffe. Le gars clignait des yeux.

– Oui. Non... Y a des élastiques dans le tiroir du bureau… pour les liasses …

Le postier était reparti dans les vapes.

On vida le sac en le secouant dans la trémie qui fut presque remplie. C’était un merveilleux mélange multicolore de billets de toutes valeurs où se côtoyaient neufs et usagés. Marcel referma le couvercle, le verrouilla, tourna le commutateur. La machine, après un bref couinement, se mit en marche. Je m’étais attendu à ce qu’elle gronde, mais non, elle bourdonnait, frémissait à peine. Sous le couvercle les billets froufroutaient. On les devinait descendre la trémie en désordre. On les imaginait s’ordonner ensuite, sagement, par valeurs. Combien de temps nous aurait-il fallu pour compter ces milliers de billets ? Des heures sans doute. La nuit n’y aurait pas suffi. Sans parler des risques d’erreurs. Ah ! Décidément le progrès a du bon. Et j’exhortais la machine : Allez, compte, compte ! Bientôt nous serons riches. Et la machine poursuivait sa tâche, ronronnait de plaisir. Les billets, à l’intérieur, frôlaient la tôle, bruissaient. Ne sachant combien de temps prendrait l’opération, j’allais au coffre prendre la bouteille de calva et les verres. La lampe rouge jetait sur nos visages des reflets démoniaques. Le postier à présent gémissait.

C’était trois jours après Noël. Il faisait un temps de chien. Personne dans les rues. On est arrivés à l’heure de la fermeture. On a enfilé nos bas et quand le postier est sorti on l’a pris par le col et assommé d’un coup de matraque. On l’a saucissonné sur une chaise et, à son réveil, on l’a aidé à nous donner la combinaison du coffre. Il a pas fait trop d’histoires. A la lumière qui filtrait de la rue au travers des vitres dépolies, on a tripoté le cadran et bingo ! le coffre s’est ouvert. Et là, on est restés comme deux ronds de flan. J‘avais imaginé trouver des piles de biffetons entourés d’un bracelet de papier, rangés par paquets de dix, de vingt, de cinquante, alignés sur des étagères comme les boites de médicaments chez le pharmacien, mais… nada. Le coffre, ouvert, montrait trois tablettes vides, totalement vides, hormis celle du haut où l’on avait planqué une bouteille de calva et deux verres à moutarde. Nous restions immobiles, incapables de rien. Dans la lumière chiche de la pièce nous ne vîmes pas tout de suite le sac déposé sur le fond. C’est Marcel qui, accroupi, le trouva. Il le sortit. C’était un sac de jute marqué P.T.T. assez lourd, plusieurs kilos, fermé par un simple lien de corde. Le lien défait, le sac ouvert, l’argent apparut, tassé en vrac. J’en sortis deux, trois poignées. C’était du bel et bon argent. Un sac plein à ras bord de billets à la fois craquants et soyeux. Nous étions fous. Je remis les billets dans le sac, tassai, me relevai.

Marcel avait demandé : Y a combien là-dedans ?

La lampe s’éteignit. La machine cessa son ronron. Une bonne odeur de papier monnaie, tiède, envoûtante, arrivait par bouffées à nos narines. Et l’on dit que l’argent n’a pas d’odeur. C’est faux, surtout quand il y en a beaucoup. On s’apprêtait à sortir les liasses. J’avais fait de la place sur le bureau, repoussé le sous-main, le buvard à bascule, les tampons. Mon plan était de diviser le butin en deux parts égales, rigoureusement égales, de faire des paquets pour les ranger, Marcel, dans sa besace de plombier, moi, dans le cartable en cuir de mon fils. Un instant je fus pris d’un doute : et s’ils ne suffisaient pas... Bah ! On remplirait nos poches !

Marcel se pencha, poussa le loquet qui bloquait l’ouverture, saisit la poignée et tira. La porte de fer s’ouvrit d’un coup, libérant le contenu de l’armoire. L’odeur du papier se fit immédiatement plus intense, presque suffocante. Il nous fallut plusieurs secondes avant d’identifier la chose qui jaillissait de l’armoire, se déversait sur le sol. C’était un monstrueux entrelacs de lanières de papier multicolores, un enchevêtrement de minces rubans, une pelote à la fois dense et légère, pareille aux nids de certains oiseaux. J’y plongeai les bras, sortis par brassées les vestiges de notre fortune, les épandis, les dispersai, à la recherche de coupures intactes. En vain. Mû par un mince espoir, je soulevai le couvercle. La trémie de tôle était vide, absolument vide. Son chargement avait disparu, aspiré dans les entrailles de la machine. La trappe, au fond, s’était refermée sur le dernier billet. Nous restâmes un long moment assis par terre, adossés à la machine. Nous attendions je ne sais quoi. Nous rêvions encore. Je m’imaginais, cheveux au vent, au volant d’une D.S. blanche décapotable. Marcel se voyait en propriétaire d’un bar-tabac.

Le chef-postier refaisait surface. Un mince sourire semblait flotter sur ses lèvres tuméfiées. Allez savoir. Il fallait rentrer. En me relevant, je ramassai un billet de dix francs, un Richelieu tout neuf qui avait glissé sous le bureau, échappé par miracle au déchiquetage. Dehors il neigeait. On quitta nos bas. En passant devant chez Jo, « Plat du jour / 5 francs », je fis claquer mon ongle sur le Richelieu et dis à Marcel :

– Ça fait un bail que je n’ai pas mangé une bonne blanquette de veau !

On poussa la porte.