Concours de nouvelles 2022

2e Prix ADULTES Ex Aequo

" L’INCONNU DES CIMÈTIERES " de Nathalie WILLIAMS

Ça avait commencé un peu par hasard, Justin s’était arrêté au bistrot seulement pour prendre un café, un bistrot qu’il ne connaissait pas, qui avait gardé ses décorations de Noël fin janvier, et les guirlandes qui brillaient un matin de grisaille lui avaient donné envie d’y entrer. À l’intérieur, il y avait du monde, une dame en noir qui pleurait et une femme à côté avec un rouge à lèvres pétant qui essayait de la consoler, des hommes bruyants qui attaquaient déjà le pastis. Il regarda par-delà les vitres du bistrot, en face de la rue : le cimetière. Les gens allaient à un enterrement… Justin avait tellement été attiré par les décorations de Noël qu’il n’avait pas remarqué le mur de l’autre côté et la grande porte grillagée. L’horloge à coucou sonna ou plutôt chanta les dix heures, tous s’arrêtèrent de parler et se dirigèrent vers la porte. C’était l’heure. Le bar se retrouva vide, soudainement, et alors, il ne comprit jamais trop pour quelle raison, Justin les suivit jusqu’au cimetière. Là-bas il retrouva la veuve éplorée, tous ceux du bistrot et encore tout un tas d’autres gens. Un à un, ils allaient voir la veuve et lui présentaient leurs condoléances, et il suivit le mouvement. Il ne connaissait personne, encore moins cette dernière, mais il ne voulait pas sembler impoli tout seul dans son coin alors il alla vers la veuve, elle le prit dans ses bras en pleurant et le remercia d’être venu. Justin se mit alors à pleurer, cela faisait une éternité que cela ne lui était pas arrivé, il n’avait même pas pleuré pour la mort de son père, mais quand il sentit le corps chaud de cette inconnue contre lui, il tomba en larmes, et ses larmes à elle redoublèrent. Ils restèrent un long moment ensemble ; lorsqu’ils se décollèrent, elle le regarda bizarrement mais elle ne dit rien, la file des vrais amis et la famille était encore longue et elle se mit à enlacer la personne suivante qu’elle appela par son nom, elle n’avait pas complètement perdu la mémoire…

Après cela, Justin retourna au café et cette fois-ci, il se prit un petit verre de vin blanc, il avait reçu un choc qui résonnait dans son cœur avec le scintillement des guirlandes et le coucou de l’horloge.

La semaine suivante, Justin revint au bar, il y avait un autre enterrement, pas de veuve éplorée mais un groupe d’amis qui trinquaient. Là encore, il eut le droit à une accolade amicale de la part d’inconnus quand ses propres amis le touchaient à peine du bout des doigts…

Justin renouvela l’expérience les semaines suivantes. C’est quand le patron du bistrot voulut lui servir un remontant « comme d’habitude » qu’il se dit qu’il était temps de changer, ce d’autant plus que les décorations de Noël avaient disparu et que le coucou qui avait assisté à trop d’enterrements avait lui aussi fini par rendre l’âme…

Justin se mit à regarder sa carte de Paris, il y avait quatorze cimetières intramuros, et bien plus en banlieue, il avait de quoi voir venir !

C’est ce qu’il fit chaque lundi matin, lui qui, avant, avait horreur des lundis, même si c’était son jour de repos, car c’était un jour en décalé où beaucoup de choses étaient fermées et le métro encore plus bondé, mais c’était devenu de loin son jour préféré… Justin programmait son réveil pour le matin tôt, refusait de se coucher tard le dimanche soir pour être « en forme » le lundi. Son comportement décalé lui avait permis de se recaler avec le reste du monde qui en général commençait la semaine le lundi... Il avait loupé l’anniversaire de sa sœur la semaine passée, on n’avait pas idée de célébrer son anniversaire un dimanche soir, aussi ! Il avait prétexté qu’il devait se lever tôt le lendemain pour aller à un enterrement, il n’avait même pas eu à mentir, enfin si, par omission, il n’avait pas dit qu’il ne savait pas de qui il s’agissait… D’ailleurs, il aurait pu le savoir, il lui aurait suffi de regarder dans le journal la page des obsèques, mais il préférait la surprise, et il n’avait pas peur de se retrouver bredouille, cela n’arrivait jamais. Il y avait bien un enterrement tous les lundis à Paris, voire tous les jours de la semaine, les bistrots savaient ce qu’ils faisaient.

Tout se passait bien et ses visites au cimetière avec ces inconnus lui avaient redonné goût à la vie. Justin aurait pu continuer comme ça jusqu’à son propre enterrement, quand un lundi comme les autres qu’il marchait au cimetière avec un groupe d’inconnus, une femme d’une trentaine d’année l’accosta.

- C’est vous ? Je suis ravie de vous rencontrer. Je suis désolée que ce soit dans de tels circonstances. Pierre nous a tellement parlé de vous…

Justin la regarda bizarrement. Elle poursuivit :

- En bien, bien sûr… Pierre aurait été tellement heureux que vous soyez là… Il m’a tout dit vous savez… Il ne l’a pas dit aux parents, mais à sa sœur préférée, certes unique, il racontait tout… Vous permettez que je vous présente aux parents. Je ne dirai rien, c’est promis, son secret partira avec lui dans la tombe, je dirais que vous étiez un « ami », ce qui est vrai, même si vous étiez beaucoup plus…

- Je ne sais pas, je ne veux pas créer d’histoires, bredouilla Justin embarrassé.

- Léo, s’il vous plaît, vous êtes venu, c’est pour lui, pour lui dire adieu.

Justin était paralysé de peur.

- Vous avez fait tout ce trajet, ce n’est pas pour partir si tôt… Je voudrais que vous me racontiez sa vie là-bas, à New York, votre vie… On se téléphonait souvent mais je n’ai jamais pu y aller à cause des enfants. J’avais prévu de partir le voir plus tard, je pensais que j’avais le temps, on pense toujours qu’on a le temps mais en fait c’est faux, il faut faire les choses tout de suite… Je n’ai jamais vu son appartement, bien sûr il m’a envoyé des photos mais c’est pas pareil… Par contre, il ne m’a jamais envoyé des photos de vous, il m’a toujours dit que vous étiez très privé.

- Oui, je le suis, s’il vous plaît n’en parlez pas aux autres… supplia Justin

- Je veux bien mais vous êtes le seul que personne ne connaît et même s’il n’en parlait pas, presque tous ses amis savaient que Pierre était gay, je pense qu’ils l’avaient tous deviné, et maintenant qu’ils nous ont vu nous parler, ils vont être persuadés que vous êtes bien Joe, son mari qu’il nous a tous caché… À moins que…

- À moins que quoi ? demanda Justin espérant sans trop y croire qu’il allait enfin pouvoir trouver un moyen de s’échapper de cette galère.

- À moins que vous partiez tout de suite, je dirai que c’est une erreur, que vous n’êtes qu’un inconnu et que j’avais cru vous reconnaître.

- Oui, c’est une bonne idée, je…

- On se retrouve au bistrot, Jean vous servira un petit remontant, attendez-moi, je vous en prie…

- Bien sûr… J’y vais… À tout à l’heure…

Justin n’avait aucune intention de l’attendre mais il avait bien besoin d’un petit remontant. Il passa donc vite fait au bistrot pour demander à Jean son remontant… qui le descendit plutôt qu’il ne le remontât !

- Jean ! Jean ! appela la sœur, l’américain est passé ?

- Oui, mais il n’avait pas du tout l’accent américain.

- Je sais, ça m’a étonné un peu aussi mais Pierre m’avait dit que sa mère était française alors il devait être bilingue… Mais on s’en fout, tu t’en es occupé comme je te l’avais demandé ?

- Oui, t’inquiète, il est tombé raide comme une mouche. Je l’ai déjà installé dans le cercueil avec Pierre, c’est pas « un fauteuil pour deux » mais « un cercueil pour deux ».

Jean se mit à rire tout seul. La sœur le regarda froidement.

- T’es bien sûr que c’était son mari ? demanda Jean,

- C’est un peu tard pour me poser la question, non ?

La sœur haussa les épaules et soupira.

- Tu me sers un remontant, s’il te plaît ? Un vrai, hein ? Ce ne pouvait-être que lui, ce Joe, cet usurpateur qui nous a piqué l’amour de mon frère et qui s’apprêtait à nous piquer notre héritage… Quel autre inconnu de la famille serait venu épier son enterrement