Concours de nouvelles 2022

1er Prix Adultes

" MAUVAISE PIOCHE " de Laure de SWARTE

Les filles sont pétées. Elles ricanent de tout et de rien, libres, la tête vide, les pensées voletantes et légères. Elles se sentent belles, drôles, fortes. Le regard des gens sur elles les fait marrer : Aix en Provence la bourgeoise, la moderne, lissée par toutes ces femmes apprêtées, ces hommes chics et avenants. Protégée à l'intérieur par ce consensus de murs invisibles qui n'autorise l'entrée que de certains à certaines heures. Un déroulé précis répartit l'espace et le temps de façon implicite...

Le matin, marché poli de produits frais, rues piétonnes impeccables, silhouettes longues, élégantes, enrobées de châles de mohair colorés ou de longues vestes évoquant vaguement Matrix. Les gens se sourient, affables, joyeux, sereins...

  • Vraiment, je reviendrai toutes les semaines, parce que vos fruits de la passion sont un vrai délice. J'en ai amené à la maison de retraite de ma belle mère, elle a rajeuni de 10 ans en les goûtant !

Le vendeur répond, notes chantantes dans la voix, léger accent provençal, mais bien loin de la vulgarité de Marseille voisine :

  • Et bien vous me faites plaisir madame ! Vous savez, on en prend soin de nos fruits, alors on est content quand les gens les apprécient. Vous donnerez bien le bonjour à votre belle mère. Et votre aîné, toujours à Paris ?

Les éclats de voix se mêlent et se croisent, tout est satiné, policé, éduqué et doux.

Comme dans les villes chics intra-muros, comme Munich, Montréal, ou Paris, le centre ville d'Aix donne le sentiment d'un monde de facilité et de civilisation portée à son apogée. Sans cette plongée faunique procurée par les métros où durement la saleté humaine se rappelle à tous. Pas de souterrain à Aix centre : uniquement du beau, du coloré, des fontaines pépiantes, des arbres et un soleil brillant dans le ciel azuré. La ville appartient aux nantis, aux équilibrés, aux intégrés. Et la souillure n'ose se présenter en journée. Ataviques et ancestrales, la souillure et le danger n'arrivent qu'au crépuscule des jours, quand les gens convenables se sont déjà réfugiés. Chez eux, chez des amis, devant un film de Godard ou au Grand Théâtre de Provence.

C'est un samedi et il y a encore un peu de monde dans les rues, les passants reviennent de spectacle ou de soirées gentiment arrosées. Ils peuvent boire, car ici tout se fait à pied. Ceux que les filles croisent ne se sentent pas inquiets, ils sont juste désapprobateurs. Elles font du bruit, rigolent, braillent et viennent casser leur havre de paix, mais elles ne leur font pas peur. Elles sont cinq mais ce sont des filles.

Les filles c'est sympa, ça n'est pas dangereux.

Petit à petit, en revenant vers l'internat qui est excentré, le passage se fait moins fréquent. La soirée devient moins marrante car elles n'ont plus grand monde pour se donner en spectacle et avoir ce sentiment de puissance qu'amène la distorsion de l'ordre.

  • C'était trop bien. La tête qu'ils faisaient les vieux quand on est passé à coté !

Les autres ricanent un peu... Mais déjà l'effet euphorisant du shit a diminué. Chacune retourne à ses pensées sombres ou un peu abruties par la drogue et l'alcool.

Inès ne supporte pas ces moments-là. Elle ne se sent vivante que dans l'excès : être au centre, faire rire, engendrer des drames dans sa famille ou auprès des profs, s'embrouiller dans la rue avec le premier venu. La routine l'angoisse et c'est comme si elle manquait d'un noyau interne pour exister quand l'extérieur ne la nourrit pas. Elle lance encore quelques vannes mais sent que ça tombe à plat... Les autres n'ont déjà plus qu'une envie : s'écrouler sur leur matelas et cuver leur défonce.

Elles marchent vite pour se réchauffer.

Devant elles sur le boulevard, un gars avance aussi, et petit à petit, elles s'en rapprochent. Inès lance :

  • Eh psssst, t'es tout seul ?

Le gars se retourne vaguement, il a l'air plutôt beau gosse, jeune et fin dans sa grosse doudoune hivernale. Il jette un oeil aux filles et continue son chemin, rassuré de voir que ce sont des petites nanas inoffensives.

  • Eh t'es charmant tu sais ! Tu fais quoi tout seul à cette heure-là ?

Pas d'écho... Le mec les ignore superbement.

Inès en rajoute encore une couche, avide de rompre avec la léthargie qu'elle sent envahir le groupe.

  • Vas-y, viens avec nous, on discute 5 minutes, pars pas comme ça dis...

Le gars accélère légèrement. Le message est clair : il trace sa route, indifférent et tranquille. Aucune envie de se faire alpaguer par une bande de meufs immatures et à peine pubères.

Les autres recommencent à pouffer, et Inès se dit qu'il y a moyen d'aller plus loin, de casser cette fêlure sourde qu'elle sent revenir à l'intérieur d'elle, comme chaque fois que l'effet de l'alcool et du shit retombe.

  • Eh, le beau gosse, tu réponds pas ? On t'a pas appris la politesse quand t'étais petit? Quand on te pose une question tu réponds non ?

Silence radio. Ca commence à l'énerver cette désinvolture. Elle accélère le pas pour se rapprocher encore du type. Elle est toute proche maintenant, elle pourrait le toucher en tendant le bras. D'une voix sourde elle enchaine :

  • Et si je te chuchote dans l'oreille, ça marche pas non plus ? Qu'est-ce qu'il y a? On est pas assez bonnes pour toi ? ça t'intéresse pas les meufs ? T'es un p'tit pédé c'est ça? Ou tu branches que quand t'as ta bande ?

Les autres se marrent enfin, elles sont collées à Inès, dociles et suivant l'impulsion. La situation commence à les intriguer.

Le gars finit par se retourner. Il est vraiment beau en fait. De grands yeux clairs et limpides qui fixent Inès de façon directe, sans détour. Un visage anguleux et atypique, mais qui dégage de la prestance. Le genre de mec qui ne doute pas trop. Pas mal sapé sans trop en faire, comme s'il savait que son charisme naturel n'avait pas besoin des effets de mode pour s'épanouir. Simple, franc, cash, le gars qui doit faire rêver parce qu'il est nature, calme, confiant. Avec juste ce petit truc de mystère en plus qui fait qu'on a envie de creuser plus loin parce qu'on pense qu'il possède beaucoup sous son visage serein.

  • Bon c'est bon là, vous me lâchez les filles? Je suis à la bourre là.

Inès, ça l'énerve trop cette beauté à laquelle elle ne s'attendait pas. C'est le genre de mec qu'elle arriverait jamais à séduire. Elle est trop banzaï, trop fraca, juste bonne pour les cas sociaux, les ratés, les névrosés de la vie qui résonnent devant sa fêlure. Elle est lucide là-dessus : elle sait que les mecs clean, les populaires, les rayonnants s'enfuient dès qu'ils l'ont côtoyée deux ou trois soirées. Elle les fait flipper avec son mode remplissage impossible. Ils préfèrent les filles clairement un peu chiantes mais qu'on peut dominer. Elle, elle est tordue, elle ressent tout, elle analyse tout, elle voit les tares, les fissures, les brèches où s'engouffrer et elle y rentre à corps perdu. Les mecs n'aiment pas qu'on les dissèque, alors ils se barrent très vite après la phase de séduction et quelques éventuels ébats, lui laissant chaque fois ce goût amer qui lui assène "Tu n'y arriveras pas, t'es pas capable. Tu n'es pas faite pour ça : l'amour, la douceur, la joie, la complicité. Bouffe ta merde et estime-toi heureuse d'avoir de quoi te remplir le ventre".

Elle s'approche de son visage, yeux dans les yeux :

  • Eh mec, tu sais qu'on dit comme toi quand on se fait brancher : "Vas-y, j'suis pressée, lâche-moi". Sauf que les mecs ils s'en branlent qu'on soit pressées quand on est seules dans la rue. Ils continuent à être lourds. Tu peux leur dire que ta grand-mère est en train de crever, ils continuent à te demander de leur regarder la gueule... C'est relou non ?

  • Ouais bien relou, ouais je valide...

Elle commence à vriller. Elle sent qu'elle l'emmerde, qu'il veut se débarrasser d'elle. Il n'est pas sous le charme, il n'en a rien à foutre. Elle voudrait le toucher, déclencher quelque chose, un doute, une envie, une inquiétude, mais elle ne trouve en face que cette sécurité débordante et ce rejet limpide. Elle le pousse un peu violemment.

  • Et ça fait quoi d'être à notre place hein ? Vous y pensez jamais en vrai ? Ça vous fait marrer à vous ? Vous savez que ça sera toujours à sens unique, que vous, ça vous arrivera pas hein ? Ça te fait quoi là d'être comme une pauvre meuf qui sait pas comment se débarrasser des connards qui la harcèlent ?

  • En vrai, tu sais quoi, ça m'emmerde. Allez, va jouer ailleurs avec tes copines...

Il commence à s'agacer aussi mais il garde cette sérénité du mec pour qui le drame n'existe que dans les films.

Les autres s'emballent un peu "ahra! Comme il se la pète ! Non mais j'hallucine, vas-y, on est pas des clochardes non plus..."

Inès le pousse encore, plus fort cette fois.

  • Ça t'emmerde tu dis ? Et nous tu crois que ça nous emmerde pas quand ça nous arrive ?

  • Oh mais c'est quoi ton problème, là ? C'est bon je t'ai dit, lâche-moi 2 minutes, là...

Il la pousse à son tour.

A partir de là les choses s'enchainent. Vite, beaucoup trop vite. Elle le plaque contre le mur adjacent, s'approche à quelques centimètres "Et si je t'embrasse de force là, t'iras voir les flics pour dire qu'on t'as violé c'est ça ?" Délicatement elle pose sa main entre ses jambes. On voit bien qu'il ne s'attendait pas à ça : il est pris de cours, comme un lapin devant les phares d'une bagnole en pleine campagne. Dans un réflexe, il la repousse à nouveau, cette fois violemment. Elle trébuche en arrière sur le trottoir et manque de se vautrer par terre. Les autres se mettent à rire. Pas vraiment contre elle, mais de la situation générale incongrue. Inès entend ces gloussements, elle voit le gars sur le point de repartir, avec son air un peu dégouté et surpris mais toujours pas inquiet. Elle regarde le décor qui l'entoure : cette rue qu'elle trouve sans âme, ce mec qu'elle n'aura jamais, ses copines qu'elle perçoit comme des silhouettes oppressantes, noires et ombrageuses dans le contre-jour des réverbères, avec leurs rires de suiveuses et leurs yeux rougis.

Elle chope le mec par derrière, l'attrape par la nuque et tape de toutes ses forces sa tête contre le mur. Il pousse un cri, et cette fois elle sent que la peur démarre. Elle refait le même geste plusieurs fois, frappe, martèle, cogne et boxe jusqu'à sentir la douleur irradier au bout de chacune de ses phalanges, et jusqu'à ce que le cri se transforme en hurlement. Elle ne peut pas voir ses yeux puisqu'il lui tourne le dos, mais elle sait qu'il flippe pour de vrai.

Elle est partie. Torsion totale du cerveau. Des images la traversent alors qu'elle n'est plus vraiment dans son corps : ces mains baladeuses dans le métro, dans les fêtes foraines, les stades, les concerts, les manifs... Ces mains qui la touchent au milieu d'une foule telle qu'elle ne peut même pas savoir lequel lui a mis au cul. Ces regards éperdus qu'elle jette autour d'elle pour déceler qui est le coupable, pour lire sur un visage alentour l'aveu, ou la honte, ou même l'envie... Un signe, un signe de conscience, quelque chose, une réponse, un contact. Combien de fois ça lui est arrivé qu'on la touche comme ça : devant, derrière, entre les jambes, sur les seins. Frôlements dans l'entre deux - peut-on vraiment hurler quand le geste n'est pas franc ? Qu'il n'est peut être qu'une maladresse de jeune mère bousculée dans le bus ? - ou intrusion évidente sans auteur, sans contenu. Toutes ces fois où elle aurait voulu savoir qui la palpe pour pouvoir répondre, se rebeller, se venger, et où il n'y avait en face que le néant aquatique de la marée humaine, sans accroche, sans relief, sans existence. Où le geste était si indifférent, si banal et d'une évidence si naturelle pour son auteur qu'il ne daignait même pas lui accorder un regard. Et cette colère si puissante qui la prenait à chaque fois et qu'elle ne pouvait diriger contre personne.

Et maintenant elle en tient un, terrorisé et hurlant. Ce n'est peut être pas la bonne cible, pas la bonne personne mais elle s'en fout. Elle a décrété qu'il paierait pour les autres. Si le monde était juste, ça se saurait et si les mauvais payaient pour leur connerie, aussi.

Elle n'a jamais eu de conviction féministe, elle s'en fout, comme du reste. Et de toute façon elle ne supporte pas ces espèces de nanas qu'elle voit toujours avec sa mère et qui se prennent pour des bonhommes parce qu'elles font leurs travaux et leurs déménagements toutes seules. Ces nanas de 50 piges, habillées androgyne, sans gosses, sans mecs et en rupture avec leur famille, qui picolent la main gaillarde et qui castrent tout le monde autour d'elles par leur autosuffisance en disant "Non mais t'imagines, il voulait porter mon étagère ! Mais attends ! Après tous ces siècles de domination ils ont pas compris qu'on savait se débrouiller toutes seules ?"

Elle les méprise aussi de ne laisser aucun homme prendre une place dans leur vie, mais là, brutalement, en continuant à boxer l'autre qui braille douloureusement elle se dit que oui il faut les faire payer et que le moment est venu...

Elle se prend pour une justicière arrivée sur terre pour remettre les compteurs à zéro et n'en peut plus de frapper. Chaque coup supplémentaire la transcende, et elle s'imagine qu'elle va réparer ces millions de femmes : les battues, les vendues, les malmenées depuis des millénaires. La pensée de son père la traverse et avec lui celle de tous ces hommes, ces grands et ces petits, ces poilus et ces vilains, ces dominants ou ces complexés, qui par une pauvre remarque moqueuse ou par une main trop leste l'ont écrasée, les ont écrasées elles toutes. Elle se voit comme un avatar de toutes les femmes et de tous ces milliards de petits instants saccagés et subis : les remarques adipeuses, les branchouilles de merde dans la rue, les jupes trop courtes portées pour affirmer sa liberté mais en fait pour séduire, le voile trop sombre sur la gueule pour être respectée mais en fait pour se soumettre, l'injonction d'être belle, l'injonction d'être douce, l'injonction d'être charmante mais pas trop, bonasse mais fidèle, drôle et intelligente mais seulement en écho, mère dévouée mais quand même baisable... Le devoir de la bouffe, de l'allaitement, de la maternité, mais avec la honte du ventre flasque et des varices ; l'espoir débile des mères femmes de ménage, caissières, putes ou guichetières qui espèrent que leur pauvre argent douloureusement accumulé sauvera leurs gosses de la misère psychique de l'Occident ; la douleur des mères au dos abimé à force de récurer les chiottes des gares modernes, celle des mères aux visages défaits des fils morts à la guerre, celle des mères botoxées, des tristes, des molles, des abusives, des ratées et des victimes qui se racontent leur vie pour justifier par la violence des hommes pourquoi tout a foiré chez elles.

Et, comme un faisceau de lumière brûlant, tous ces fardeaux ataviques des histoires ancestrales viennent l'habiter : corps des ouvrières abimés dans les champs et les rizières, corps des femmes vierges violées dans les invasions guerrières, corps des servantes dont on s'arroge le droit de cuissage, corps morts en couches laissant d'autres corps minuscules et orphelins, corps enfermés pour sorcellerie puis pour hystérie ou neurasthénie, corps bafoués, perforés, troués, censurés, mutilés...

Elle sent des mains qui la tirent et des hurlements... Les autres essayent de l'arrêter mais elle mélange tout : son délire embrumé et ces mains qui la touchent encore et à nouveau, au milieu des cris et des râles de l'autre qui gît par terre...

  • Me touche pas ! Elle hurle à son tour. Me touche pas j'te dis !

Elle croit que toutes ces mains l'attaquent encore, corrosion agressive qui vient nourrir sa transe.

  • Me touche pas fils de pute! Dégage. DEGAAAAGE !

Elle s'enfuit en gueulant à son tour.

Le lendemain elle se réveille avec la gerbe et un désespoir tenace au creux des reins. Elle a les mains éclatées et une douleur insoutenable dans la tête.

Elle se dirige vers les plateaux du self, atone, inerte, automate. Surtout ne pas penser...

Deux meufs de BTS sont à côté dans la queue en mode commères.

  • T'as entendu le truc horrible ?

  • De quoi ? Non...

  • Tu sais la soeur de Chloé ? Enfin la soeur... le frère quoi, enfin Alex.

  • Ah oui sa grande sœur ? Oui je sais jamais s’il faut dire son frère ou sa soeur. Celle qui s'est fait opérer quoi ?

  • Oui ben elle s'est fait agresser hier ... Mais genre un truc de malade, elle est à l'hosto, toute la machoire fracassée, genre huit fractures, trauma cranien, hémorragie cérébrale, le truc horrible quoi !

  • Mais non mais la pauvre mais c'est atroce ! Mais qui c'est qui lui a fait ça ?

  • Ben personne sait, apparemment elle a dit que c'était des filles...

  • Des filles ? Mais pourquoi des filles feraient un truc pareil ?

  • Je sais pas, c'est vraiment improbable comme histoire... En vrai je comprends pas pourquoi des filles tabasserait comme ça une autre nana. Enfin, un autre mec. Enfin encore plus un mec, c'est trop bizarre...

  • Oh la la c'est tellement badant ! En plus elle est trop gentille cette fille. Enfin il est trop gentil ce mec... Putain je sais jamais comment en parler... Mais bon je vois pas qui voudrait lui faire un truc pareil...

  • Si ça se trouve c'est des transophobes... Ou des homophobes, ou des opéréphobes je sais pas comment on peut appeller ça...

  • Ouais en tout cas c'est hyper glauque...

Quand Inès se retourne brusquement pour vomir sur le carrelage glacé, les deux filles s'approchent, attentionnées, douces et compatissantes. Elles lui tiennent les cheveux et lui tendent un mouchoir. Elles sont belles, tendres, affectueuses, dressées pour l'entraide et la solidarité, avides de soigner et de nettoyer la souillure de l'autre...