Concours de nouvelles 2021

PRIX SPÉCIAL pour l'originalité

" Y'A COMME UN OS..." de Françoise Hausfater

« Bien ! Asseyez-vous, je vous en prie ! (Histoire de faire monter la tension, je fixai en silence durant de longues secondes la grosse enflure violacée de son orteil, un pli soucieux barrant mon front, un coude posé sur le bureau et le poing pressé contre la bouche). Alors malheureusement, et vous m'en voyez navrée Monsieur, c'est bien ce que je craignais ! La distale du quintus !

  • ...Pardon ? La... distale ?
  • La phalange. La petite dernière.
  • Du... quintus ?
  • Ou exterius.

  • ...Exterius ?!
  • L'orteil. Le petit dernier.
  • Ah... Donc, en langage néophyte...
  • Fracture de la dernière phalange du petit orteil !
  • Je m'en doutais. Si ça n'est que ça...

Un soupir de soulagement lui échappa, mais je n'allais pas le laisser s'en tirer à si bon compte et m'empressai de le replonger dans les affres de l'angoisse :

  • Ne soyez pas trop optimisme, Monsieur. Il est de mon devoir de vous avertir des possibles conséquences que peut déclencher une telle fracture, particulièrement vicieuse quand on a le pied égyptien, ce qui est votre cas.
  • ...Égyptien ?!
  • En biseau. Idéal pour le port de chaussures pointues mais très problématique pour ce qui nous préoccupe aujourd'hui, car source de nombreux effets secondaires. Négatifs, s'entend ! »

Ravie de son air ébahi, je lui expliquai que... mais oui ! Une aussi petite chose entraînait automatiquement une désagrégation complète et irrémédiable de toute la statique, provoquant des douleurs nombreuses et variées et, à long terme, un taux d'invalidité très élevé ! Il était indispensable de suivre de très près l'évolution de cette fracture et de prévenir les éventuels dégâts qu'elle pouvait engendrer. Sans lui laisser le temps de dire ouf, je sortis mon agenda et le fis donc revenir au cabinet pour les chevilles.

Pour les genoux.

Les hanches.

Puis ça alla comme sur des roulettes, il revint de lui-même pour le rachis dorso-lombaire.

Les cervicales.

Le crâne.

Un mois après notre premier rendez-vous, possédant toutes les pièces du puzzle, je reconstituai son ossature grandeur nature dans son intégralité et elle rejoignit avec bonheur ma collection de radiographies d'hommes, dont elle occupa sans conteste la place d'honneur contre un mur de mon salon.

Quel squelette, mes amies... Bien bâti, d'une solidité à toute épreuve, avec pour seul défaut une bénigne faiblesse de la rotule droite. Ses os, comme fourbis de frais, rutilaient de tout leur phosphore tandis qu'un large sourire découvrait des dents resplendissantes, saines, carrées, au détartrage récent. Ses carpes et métacarpes surtout me fascinaient, prolongés qu’ils étaient de longues phalanges, fines phalangines, tendres phalangettes. C’est ainsi que j’aime les mains d’homme. Délicates. Soignées. Impossible de m'en rassasier ! Je passais tant de temps le soir à contempler ses clichés que j'en perdis presque le sommeil.

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Comme je l'avais escompté, il revint. Beaucoup plus tôt que je n'avais osé l'espérer. Il désirait juste que je lui fournisse quelques petites explications complémentaires. Si si, j'avais été très claire ! Mais à vrai dire, il s'étonnait un peu, malgré tout, de ce foisonnement de radiographies que je lui avais fait passer et s'inquiétait de leur possible nocivité.

« Vous croyez que j'ai fait preuve d'un peu trop de zèle ?

  • Je me suis en effet posé la question.
  • C'est que... voyez-vous, le sort de mes patients me tient tellement à cœur.
  • Ah ça, je reconnais que vous faites preuve d'une conscience professionnelle rare ! Exceptionnelle !
  • Venant de vous, ce compliment me touche infiniment. Car je ne vous cache pas que vous m'êtes tout ce qu'il y a de plus... sympathique.
  • Il m'avait bien semblé... Mais... il n'y a pas que ça, n'est-ce pas ?
  • Je vous avoue que non.
  • Dites-moi ! murmura-t-il avec un air gourmand.
  • Mon métier est ma seule passion ! Vous ne pouvez imaginer ce qu'il représente pour moi. C'est si fascinant de sans cesse redécouvrir cette merveille qu'est le corps humain... L'intérieur... Tout ce qui nous est caché... Ce qu'il y a de l'autre côté....
  • De l'autre côté de quoi ?
  • De... De... De la peau ! De la chair ! De... de l'apparence !
  • Comme je vous comprends ! Car il ne faut jamais se fier aux apparences, n'est-ce pas ?
  • Non, hein ?!
  • Même pas à la mienne.

Plongeant mon regard jusqu’à son occiput, via ses orbites divinement creusées dans ses hautes pommettes slavisantes, je demandai :

  • Vous voulez dire...
  • ...que de l'autre côté de ma gueule d'ange, se cache un membre du Conseil de l'Ordre des Médecins. À votre service, chère collègue. Et surtout à celui de vos patients.

Avec un sourire mauvais, il sortit un téléphone portable de sa poche et le coupa. Il avait enregistré notre conversation. Il ajouta alors :

  • Mais comme je suis très ému de vous plaire autant, je vais vous accorder une faveur. Nous allons nous revoir très bientôt. Je me tiendrai de l'autre côté... de la barre des témoins lors de votre passage devant la chambre disciplinaire de l'Ordre de notre merveilleuse profession. »

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Il ne m'a pas laissé le choix. Quel dommage. Moi, j'étais prête à tout pour lui plaire et que ça boume entre nous. C'est dingue quand même, quand on y pense, à quel point les hommes ont l'art et la manière de tout gâcher ! C'est plus fort qu'eux !

Bon, c'est pas tout ça mais il faut que j'appelle Médée. Elle va râler pour le principe mais je sais que je peux compter sur elle. C'est quand même drôlement pratique d'avoir une vieille copine équarrisseuse !