Concours de nouvelles 2021

Prix GROUPAMA

"DE L’AUTRE CÔTE DU BROUILLARD" de Anne-Laure CASES

D’abord, il y a eu les cris. Un mélange étrange de cris rauques, de vieille musique dans un poste de radio, de bouilloire sifflant sur une cuisinière et de chat hurlant dans le noir. Il y a eu les cris et j’ai passé les premières heures de ma première nuit ici à regarder la tapisserie, tourné sur le côté, essayant de ne pas entendre, de ne pas comprendre, de ne pas imaginer. Le menton enfoncé dans ma couverture de laine, je me perds dans le mur tapissé d’arbres qui dansent dans le brouillard. Le papier peint monte haut vers le plafond, une frise de libellules cache les fissures au sommet du mur. La cloison est si fine et les fissures si nombreuses que je peux sentir l’air froid de l’appartement d’à côté faire voler les cris de la voisine jusqu’à mes oreilles. L’agence immobilière ne m’a rien dit. Le loyer était si bas, j’aurais dû me méfier. J’ai les yeux grand ouverts. Le rose pâle du papier contraste avec les arbres verts. Ils sont immenses, ces arbres qui ploient dans le vent. De ce vert dur qui ferait peur à n’importe quel enfant. Devant moi, une tache dans des brins d’herbe grossièrement dessinés, on dirait un oiseau. Un oiseau tombé d’un nid, qui n’a pas pris son envol, un oisillon mort sous le couteau à tapisser du peintre. Pourtant, c’était une chambre d’enfant, ici, c’est la fille de l’agence qui me l’a dit. Les adultes ne pensent-ils donc pas aux enfants qui se tourneront le soir vers les murs de leur chambre, quand ils choisissent le papier peint ? Je voudrais que ma mère soit là, qu’elle me caresse les cheveux comme en enfance pour m’apaiser devant ce papier terrifiant. Les arbres immenses ploient dans le vent, le brouillard fume sur le rose du ciel et les nuages éclairent l’oiseau mort. Derrière, la voisine crie, son chat miaule et sa radio siffle. C’est une symphonie.

Puis il y a eu les autres bruits. Des bruits de vaisselle, de casseroles, de poêles, de couverts que l’on jette dans un tiroir. Un balai qui tape des plinthes, des livres qui tombent au sol, une hotte qu’on allume et le chat qui miaule, encore. Des cris et de la musique. Léonard Cohen en boucle sur une machine qui grésille comme un vieux tourne-disque, par-dessus la radio. Le son saute et siffle. La voix rauque du poète se mêle aux pleurs de la voisine. Je ne dors pas. Je suis tourné vers les arbres qui dansent toujours dans le brouillard, qui ploient sous la tristesse de ce qui se passe dans l’appartement d’à côté. Les libellules s’envolent de la frise un peu défraîchie, passent les fissures en haut du mur et vont mourir dans le vacarme nocturne de l’appartement voisin. Dehors, il neige. La minuscule fenêtre de la chambre, sur le mur d’en face, me renvoie l’écho étouffé des flocons qui abreuvent le sol de leurs formes gelées. J’ai entendu récemment qu’il y a plus de flocons sur terre que de planètes dans l’univers, c’est effarant. Je voudrais que l’un d’eux entre par la petite fenêtre et rejoigne les libellules dans leur course vers l’appartement voisin. Peut-être qu’un tout petit flocon, entrant chez la voisine, éteindrait en fondant tous ses tourments. Mais la neige n'est pas silencieuse. La neige en tombant fait un bruit de coton.

J’entends sa voix. Elle parle, elle chante, elle hurle. Je voudrais dormir. Les violons du vacarme ne me bercent pas. Je n’ose pas aller frapper à sa porte. Qui est-elle ? C’est le milieu de la nuit, le milieu de janvier, dehors la poudre blanche refroidit le monde. Je viens d’emménager, je ne connais personne ici, demain je commence un job, j’ai froid dans ma couverture grise et j’ai peur sous les ailes des libellules. Je crois reconnaitre Hallelujah, ça m’apaise quelques minutes. La chanson attache mes émotions à un monde connu et je sombre dans un demi-sommeil agité. Le vent du papier peint est glacial. Il souffle sur mon visage comme un blizzard tout droit sorti du moyen âge. Le brouillard est toujours là, partout sur le mur, dans le rose poudré d’un ciel qui n’existe pas. Je sens les doigts de ma mère dans mes cheveux courts quand j’avais huit ans. Les souvenirs sont comme la neige, des flocons qui s’envolent vers le bas.

Ça a duré comme ça plusieurs mois. Chaque nuit les mêmes bruits, les mêmes cris, la même folie. L’agence immobilière a accepté de baisser le loyer, au regard des nuisances occasionnées. J’ai appris plus tard que j’étais le seul locataire à être resté plus de quelques semaines à côté de Pauline. Pauline, c’était son prénom. Elle le tenait de son père, un Paul à qui sa femme avait essayé de cacher que l’enfant n’était pas de lui. Mais les enfants, comme les pères floués, connaissent tous les secrets. Elle m’avait raconté ça un soir, par sa porte entrouverte. Presque chaque soir, je l’entendais approcher de sa porte pendant que je montais l’escalier. Pendant les premières semaines, elle écoutait seulement mes pas, au bout de deux ou trois mois, elle m’observait par le judas. On s’habitue à tout, et le bruit de la nuit ne m’empêchait plus de dormir à ce moment-là. Alors je lui souriais, naïvement, à travers le judas. Puis elle a commencé à entrouvrir sa porte, à me raconter parfois quelques bribes de sa vie. L’enfance, les bonbons, les stigmates de la guerre, les cousins, la solitude, l’école et l’église le dimanche. Son père Paul qui avait sauté du balcon un matin, emporté par le poids des secrets. Sa mère, Rose, la pension de réversion, la table en Formica, les gratins dauphinois et l’arthrose qui ne permet plus d’éplucher les patates. Puis la mère qui part et la solitude qui revient, recouvrant l’appartement de son grand manteau blanc. Elle m’a raconté comment au début, elle a fait semblant aux yeux du monde. Comment elle a trouvé un petit boulot chez un fleuriste, pour quelques jours. Elle y est restée quarante ans. Le fils du fleuriste qui lui a fait la cour, pendant des années, sans succès. Elle ne voyait pas l’intérêt. Elle m’a raconté comment elle a longtemps fait semblant, avant de laisser naitre l’indifférence. Elle ne m’a jamais posé aucune question. Je crois bien qu’elle ne connaissait même pas mon prénom. Elle disait « Moi, j’aime les roses, vous savez, mais vous ne comprenez pas les fleurs, vous êtes trop jeune ». Elle n’a jamais enlevé la chaine de sécurité. Elle était née dans cet appartement, n’en était jamais partie, et elle disait « Je suis née dans le lit dans lequel je couche depuis presque quatre-vingt ans. C’est une chance, jeune homme, que vous n’aurez jamais ».

Un soir, je rentrais du boulot, j’étais éreinté. A quoi sert de travailler quand on pourrait seulement vivre ? Un soir de mi-octobre, en haut de l’escalier, la chaine de sécurité n’était pas tirée. Elle avait appelé les pompiers, ils l’avaient emmenée, je ne l’ai jamais revue. Je suis certain qu’elle n’a pas survécu longtemps hors de son appartement. Ce soir-là, je suis entré chez elle. Sur la cuisinière, la bouilloire en inox qui sifflait dans mes rêves. Le vinyle de Léonard Cohen sur le mange-disque dont le diamant brillait sous l’éclat du soleil déclinant de l’automne. L’automne passe et les vieilles dames meurent. Un mur entier recouvert d’une bibliothèque dont les livres les plus récents devaient avoir cinquante ans. Des piles de livres, partout, par terre, partis. Les murs défraîchis, les tableaux vieillis, les vêtements moisis. Dans la chambre, un lit en bois. Un lit d’enfant. Le lit d’une vie. L’édredon gisait comme un poète qui n’a plus rien à dire. Sur l’unique table de chevet, un bouquet de roses en papier. Dessus, de la poussière. Au mur, le tableau d’une rivière fumante dans un ciel orageux. En haut du mur, les fissures par lesquelles entraient les libellules. J’ai senti l’air de mon appartement passer à travers, j’ai tourné les talons et j’ai pris le chat et le disque de Cohen avec moi.

Quelques jours après, des déménageurs et des peintres sont venus. Ils sont restés moins d’une semaine. Je n’ai pas osé demander ce que sont devenus les livres. Une nouvelle voisine a emménagé. Je n’ai rien entendu. Elle m’a invité à prendre le thé. Sa bouilloire ne siffle pas. Je fais tourner la petite cuillère dans la tasse de thé sans mystère. La voisine m’abreuve de questions. Je n’ai pas retenu son prénom. Elle est lisse, lisse comme les murs étincelants de son appartement. Ils sont d’un blanc à rendre jaloux le plus vaillant des flocons. En quelques jours, les peintres ont effacé Pauline, sa mère et ses pommes de terre, son père qui savait qu’il ne l’était pas mais qui a fait comme si jusqu’à ne plus pouvoir. Les peintres ont éteint Pauline mieux que la mort elle-même. Depuis qu’elle est partie je dors moins bien. Je passe des heures devant les grands arbres qui émergent du brouillard, mais les libellules ne s’envolent plus pour aller passer leurs nuits à côté. Je ne réponds pas. Je baisse la tête vers la tasse blanche et je regarde le thé tourner autour de la cuillère en pensant aux nuits à venir, aux grands arbres perdus dans le papier peint, aux bruits qui ne parleront plus et à la nouvelle bouilloire qui ne siffle pas. Même le chat ne miaule plus. La cuillère dans la tasse ne tinte pas. Les bruits me manquent. Un silence gênant prend toute la place. La voisine me demande, d’une voix atone et lointaine, comme un écho : « vous savez de quoi elle est morte, la dame qui était là avant moi ? ». Je lève les yeux vers elle. Son visage ressemble à l’hiver. Je pose la cuillère doucement sur la table. On dirait de la mousse. Je n’ai pas touché au thé. Je me lève sans faire grincer la chaise et je réponds tout bas « peu importe. On n’en finit pas de mourir, vous savez ».

Je rentre chez moi à pas feutrés. Le vieux chat vient se frotter entre mes jambes. J’ai acheté une platine vinyle sur Amazon, j’aime bien, ça fait vintage. Je mets Leonard Cohen délicatement sur la platine et je regarde le disque commencer à tourner vers son avenir. Je mets une casserole sur le gaz et en attendant que l’eau chauffe, je vais dans la chambre. Je m’allonge sur le lit, sur la couverture. Je me tourne vers la tapisserie. Je n’ai plus peur des grands arbres verts. Je les regarde danser sur le mur. A quoi vais-je rêver, maintenant ? Avant, je rêvais pleinement. Avant, de l’autre côté du brouillard, il y avait une histoire.