Concours de nouvelles 2021

1er Prix JUNIORS

" DEHORS " de Louise Coudert

Il y a longtemps, un événement bouleversa le monde. À cause du changement climatique, il se passa des choses. Il y eu des changements. Des changements importants. Des changements très importants. Des changements trop importants. Des phénomènes encore jamais observés arrivèrent. Des tornades surpuissantes, arrachant tout sur leur passage. Des éclairs soulevant des plaques de terre sur plusieurs mètres, lors de leur collision avec le sol. Des rafales de vent à plus de 400 kilomètres par heure. Il y eut des morts. Beaucoup de morts. Trop de morts. Alors, les survivants prirent une décision importante, qui décida de leur avenir. Ils se retranchèrent dans le cratère d'un volcan éteint, verdoyant, épargné par les phénomènes. Ils organisèrent une société. Aujourd'hui, ils y vivent encore. En harmonie. Et le peuple suit les ordres d'Amanda, leur cheffe d’État. Les citoyens respectent les lois. La plus fondamentale : ne pas sortir du cratère, c'est-à-dire ne pas aller de l'autre côté de ces grands murs verts, couverts d'une végétation dense.

Suzanne savait qu'elle n'était pas comme tout le monde. Elle était différente. Elle le voyait tous les jours, dans son quotidien. Le peuple Crinéreux, les habitants du cratère, avait un quotidien monotone, très strict, qu'il accomplissait sans broncher : lever à 6h45 du matin, déjeuner à 6h55. La suite dépendait de ton statut : tu étais écolier et à 7h15 tu prenais ton bus pour te rendre à l'école, ou tu étais travailleur et à 7h45 tu prenais ta voiture pour te rendre à ton lieu de travail. À 13h05, repas et à 16h15 tu prenais ton bus, ou ta voiture, pour rentrer chez toi. Attention : en semaine, couvre-feu à 17h05 et le week-end, couvre-feu à 21h05. Les citoyens étaient surveillés par le gouvernement grâce à de minuscules puces de pistage positionnées dans l'avant-bras droit lors de leur naissance. Suzanne ne comprenait pas vraiment l'utilité de ces puces car les infractions étaient très rares. Mais bon, telle est la devise des Crinéreux : « Tout ce que l’État ordonne, nous y obéissons, sans chercher de raison ». Les habitants semblaient presque contents d'avoir cette vie. En même temps, ils ne connaissaient que ça.

Suzanne n'était pas d'accord. Non. Elle n'acceptait pas ces lois, ces restrictions qu'on leur imposait. Elle ne respectait pas toujours ces règles et, à chaque fois, se faisait punir plus ou moins sévèrement, en fonction de l'ampleur de son infraction. Mais rien à faire. Elle subissait ces règles tous les jours et une résistance grandissait en elle. En cours, elle écoutait à peine les professeurs ; contrairement à ses camarades de classe qui étaient captivés, qui buvaient tout ce que disaient les adultes. Malgré la faible attention qu'elle manifestait en cours, elle avait de bons résultats. Le seul sujet qui intéressait vraiment Suzanne, c'était l'Histoire. Elle aimait savoir ce qu'il y avait avant. Comment le monde était avant. Avant la « fin du monde ». Elle s'imaginait chevauchant sur un cheval dans un champ de blé, se dirigeant vers une petite chaumière en pierre, et de la fumée s'échappait de la cheminée, laissant derrière elle une bonne odeur. Elle en avait assez de sa vie dans le cratère, et des images du monde d'avant se glissaient de plus en plus dans ses rêves. Elle s'était inventé une autre vie, dans un autre monde : son imagination. De plus, ses parents, Julia et Nicolas, ne supportaient pas leur fille, et étaient de fidèles admirateurs d'Amanda. Comme tous les habitants du cratère, en fait. Ce qui mettait le plus en rogne Suzanne, c'était que ses parents n'acceptaient pas de changer pour elle. Leur fille était différente et ils le savaient, mais ils préféraient ignorer cette différence. Pourtant, c'était impossible.

Contrairement à ses parents, Suzanne détestait Amanda. Elle la trouvait arrogante, prétentieuse. Cette femme se croyait tout permis, ce qui était un peu le cas face à un tel peuple : quoi qu'elle fasse et dise, le peuple l'approuvait. Suzanne la trouvait aussi trop sûre d'elle. Être sûr de soi est bien, mais l'humilité est essentielle. Ainsi, Suzanne détestait Amanda. Ce qui ne faisait qu’accroître le sentiment de malaise qu'elle éprouvait auprès de ses parents. Ils avaient une tendance à faire des sermons du type : « Regarde Amanda, c'est une femme intelligente, prends exemple sur elle » ou encore « Écoute ce que te dit Amanda, elle a toujours raison » ou bien « Suzanne ! Respecte donc les lois ! Si Amanda les a créées, ce n'est pas pour rien ». Comme Suzanne avait une forte aversion envers Amanda, le fait qu'elle soit autant citée en exemple par ses parents la faisait... brrrr... frémir de colère. Donc, selon Julia et Nicolas, Amanda était : superbe, géniale, intelligente, rigolote mais aussi sérieuse et directive. C'est ce qu'elle voulait laisser paraître. Et ça marchait. Le point de vue du peuple Crinéreux était qu'Amanda était la « Personne Parfaite ». Et Suzanne suspectait que ses parents auraient préféré avoir Amanda comme fille plutôt qu'elle. Elle n'était qu'un détail dans leur vie, une tache à cacher. C'est sans doute pour ça qu'elle était fille unique. À quoi bon faire un second enfant, si l'aînée était incapable de respecter les règles et de montrer l'exemple ?

En « dérogation du règlement », Suzanne était championne. Championne des championnes. Imbattable. En même temps, tout le monde respectait les lois. Pour l'instant aucune trace de concurrence. Ce qui était agréable, tout en étant très frustrant. C'était agréable car elle était enfin championne de quelque chose, mais c'était frustrant car cela voulait dire qu'elle était vraiment la seule à être différente. Elle avait déjà fait de nombreuses infractions au règlement. Elle s'était, par exemple, réveillée le matin en retard (de trois minutes) et elle avait frôlé le procès selon ses parents ! Alors, juste pour provoquer, elle se réveillait avec quelques minutes de retard, n'était pas à l'heure pour son bus et séchait même les cours ! Et à chaque fois, elle écopait d'une punition, mais ça l'amusait. La punition la plus fréquente était une semaine d’intérêt général, ce qui lui plaisait car elle rentrait chez elle après 17h05. Elle pouvait admirer le coucher de soleil de l'extérieur, les étoiles et les constellations. Dehors, elle se sentait enfin libre.

Aujourd'hui était un jour comme les autres, et Suzanne terminait ses travaux d'intérêt général. Vers 19h, elle prit la direction de sa maison, contrainte de quitter le magnifique ciel étoilé par le froid. C'était une rude nuit d'hiver, et son épais manteau noir ne suffisait plus maintenant à la protéger du froid sec et saisissant. Comme la veille, elle tourna à droite, puis à gauche, et se retrouva chez elle. Sa maison était basique, blanche aux volets gris. Elle s'approcha de la porte et pensa au lendemain. On sera samedi demain, et elle pourra faire ce qu'elle voudrait. Dimanche sera plus pénible, parce qu'Amanda avait prévu de faire une annonce. Lorsque Amanda avait une annonce à faire, tout le monde devait écouter. Et là, déroger au règlement pouvait valoir plusieurs années de prison, ce qui changeait des intérêts généraux de Suzanne. Heureusement, le discours serait diffusé à la télé. Suzanne finit par ouvrir la porte, sortant de ses rêves, et cria en rentrant dans la maison : « je suis rentrée ! ». Puis elle se dirigea vers la cuisine, car le repas n'allait pas tarder à être servi.

Plus tard dans la soirée, une fois rassasiée et propre, Suzanne se dirigea vers sa chambre et s'affala sur son lit. Elle étendit les couvertures sur elle et pensa au ciel et au sentiment de liberté qu'elle avait éprouvé en étant dehors, dans toute cette immensité. Elle ferma les yeux et s'endormit.

Suzanne devait être fatiguée car elle se réveilla à 11h le lendemain. Elle se dépêcha d'aller s'habiller et descendit prendre son petit déjeuner. Mince ! Comme elle se doutait, le petit déjeuner n'était plus là : ses parents avaient déjà débarrassé la table, car ils faisaient partie des gens qui pensaient que «  l'avenir appartient aux gens qui se lèvent tôt ». La journée commençait bien !

Plus tard, Suzanne regarda sa montre. Elle indiquait 19h. Suzanne sortit de sa chambre. Le moment était venu pour elle de ramasser les ordures et nettoyer le sol des rues. Elle pourrait regarder le ciel et se sentir libre, avant de retourner chez elle et attendre le jour suivant, le jour où Amanda ferait son discours.

Dimanche 10h30. Suzanne est réveillée par son réveil. Sa mère et son père sont déjà partis pour assister en direct au discours. Suzanne préfère le regarder à la télévision. Elle descend les marches et arrive au salon. Elle s’avachit sur le canapé. Elle prend une tartine et la mange, tout en appuyant sur la touche « on » de la télécommande. La télé s'allume et un commentateur apparaît. Suzanne coupe le son, en attendant le discours : à quoi ça sert d'écouter un commentateur parler pour ne rien dire ? Déjà qu'elle est obligée d'écouter cette conférence, à cause de sa puce électronique... elle aimerait bien y échapper. Soudain, le visage d'Amanda s'affiche sur l'écran, et Suzanne remet le son.
« Mes chères concitoyennes, mes chers concitoyens, l'heure est certes matinale, mais j'ai une annonce assez importante à vous faire. Elle concerne les enseignants, mais écoutez-moi tous. Déjà, nous avons... »
Suzanne n'écoute qu'à moitié. Brusquement, un mot la ramène à la réalité, et elle écoute avec attention.
« Donc, pour le bien-être de notre civilisation, j'ordonne l'interdiction d'enseigner l'Histoire. Quiconque sera pris en possession de livres d'Histoire sur le monde d'avant sera puni très sévèrement. Il en sera de même pour tous ceux qui essayent de l'enseigner. Alors, je vous conseille de... »
Suzanne n'écoutait vraiment plus. Interdire l'Histoire ? Amanda voulait effacer toutes traces du passé. Elle voulait couper son peuple de son histoire. Hors de question pour Suzanne. Une bouffée d’adrénaline la saisit et elle se mit en tête de partir loin, le plus loin possible, seule. Comment désactiver sa puce ? Amanda et le gouvernement la retrouveraient trop facilement. Pour l'instant, une seule technique était connue pour se débarrasser de sa puce : se l'arracher. Rien que d'y penser, cela donnait des nausées à Suzanne... Comment faire ? Tout à coup, elle courut dans sa chambre. Elle savait ! Elle ouvrit son placard et commença la construction de son gadget.

10 minutes plus tard, elle finalisa son gadget et appuya sur un bouton. Une décharge la fit frissonner et elle se dit qu'il était temps de mettre les voiles. Elle attrapa un sac et y mit à la volée quelques affaires. Puis elle écrit un mot pour ses parents : « partie faire les courses » et ferma la porte de la maison à clé. Elle courut dans les rues et prit la direction des montagnes. Elle allait violer la loi numéro Un : ne pas escalader les parois du cratère.

Grâce à ses nombreuses nuits passées à faire des travaux d'intérêt général, Suzanne connaissait la ville comme sa poche et savait comment éviter les contrôles de police. Très rapidement, elle arriva en face des parois. Elle les observa puis se mit en route : il ne fallait pas traîner.
Suzanne évoluait maintenant dans un espace verdoyant, avec des arbres, des buissons et de l'herbe partout. N'ayant jamais emprunté cette route auparavant, Suzanne se repérait au soleil. Elle marcha de nombreuses heures sur cette pente humide entourée d'arbres. Au bout d'un moment, quand la faim lui tirailla le ventre, elle se dit qu'il serait temps de faire une pause. Elle s'installa contre un rocher et ouvrit son sac. Elle en sortit un énorme sandwich et l'engloutit. Il était près de 14h, et elle avait fait une belle trotte. Malgré son avancée, elle décida de continuer à marcher et de faire la prochaine pause à la nuit tombée. Cependant, ses jambes commençaient à être lourdes... et elle était fatiguée... Mais elle devait attendre la nuit. Alors pour passer le temps et la fatigue, elle chantonna.
Lorsque que vous êtes seule, en fuite, que vous êtes fatiguée, rien de tel que de chanter pour passer le temps. C'est ce que fit Suzanne.
Et bientôt, le soleil se coucha et Suzanne avec lui. Elle ne mangea même pas. Elle savait que demain serait une longue journée. Mais elle ne savait pas à quel point.

Suzanne fut réveillée aux aurores par des petits oiseaux qui gazouillaient. Elle s'étira et mangea du pain avec du chocolat. Ensuite, elle reprit la route. Bizarrement, plus elle avançait plus elle avait froid. La végétation se faisait de plus en plus basse, et plusieurs arbres avaient perdu leurs feuilles. Elle constata aussi que le sol était mouillé à certains endroits. Et, en avançant encore un peu, elle vit du givre puis... de la neige ! Alors elle se mit à courir : elle voyait la fin de la pente ! La montée était terminée ! Le vent lui fouettait le visage mais elle ne s'arrêta pas pour autant. Suzanne finit par ralentir et regarda. Elle regarda de l'autre côté. Elle n'en croyait pas ses yeux. Il y avait tant de choses à regarder ! La neige tombait à gros flocons, formant des tourbillons. Le vent soufflait à une vitesse ahurissante. Des éclairs tombaient sur le sol enneigé. Par endroit, la neige laissait place à une zone rouge... le désert ! Du désert au milieu de tant de neige ? Comment cela était-il possible ? Le changement climatique sans doute, se dit Suzanne. Soudain, un éclair s'écrasa sur la terre à côté de Suzanne. Elle fut projetée en arrière et une douleur lui traversa le corps. Puis tout devint noir.

Le noir. Les ténèbres. Une voix qui appelait. Il était temps de sortir des coulisses et de reprendre son rôle.
Suzanne se réveilla sous les yeux de ses parents. Lorsque ceux-ci s'en rendirent compte, ils se mirent à pleurer. Ils la serrèrent dans leurs bras. Le moment dura, puis Suzanne lança un regard d’incompréhension à ses parents. Alors ils lui expliquèrent.

Lorsqu'ils ont vu le mot, ils ont immédiatement compris qu'elle était partie. Ils ont tout de suite averti les autorités, mais elles n'ont rien fait et ont dit que ce n'était pas la peine de s'inquiéter. À vrai dire, ça les arrangeait, les responsables, de ne plus avoir Suzanne la jeune rebelle dans les pattes. Les autorités ne voulant pas aider Julia et Nicolas, les Crinéreux, choqués, leurs proposèrent leur aide. Les Crinéreux étaient solidaires, et ils étaient aussi contre le fait d'interdire l'enseignement de l'Histoire. Et ça, ça n'avait aucun rapport avec Suzanne. Les professeurs d'Histoire étaient bien embêtés, les libraires et les écrivains aussi : il faudrait se débarrasser d'une grande quantité de livres. Lorsque Julia et Nicolas avaient demandé leur aide, ce fut la goutte qui fit déborder le vase. Ils étaient très énervés contre Amanda.
Les Crinéreux organisèrent alors des manifestations. Ils voulaient retrouver Suzanne. Sans le savoir, ils venaient de se libérer de l'emprise d'Amanda. Ils lancèrent des groupes de recherches et ils trouvèrent trois jours plus tard Suzanne, inconsciente. Ils la soignèrent. Et aujourd'hui, elle était en voie de guérison.

Pendant ce temps, les Crinéreux décidèrent de changer de dirigeante. Amanda s'y opposa fermement. Mais que faire contre une foule qui réclamait justice ? Elle finit par être emprisonnée, et les Crinéreux votèrent pour décider de leur nouveau chef. Et Julia avait gagné la majorité.
Suzanne était désormais fille de la cheffe.
Et elle n'en revenait pas. Ses parents et tout son peuple avaient tellement changé !

Deux jours plus tard, elle sortit de l'hôpital. Les médecins l'avaient soignée et l'ont déclarée guérie. Lorsque Suzanne sortit de l'hôpital, une foule en délire l'applaudit.
Suzanne sourit et descendit les marches vers la foule en faisant de grands signes de main.

Et voilà. Julia est la cheffe. Elle a pris la place d'Amanda. Bien fait pour cette vieille fouine ! Mais passons. Une fois Julia nommée cheffe, elle refit tout le règlement. Elle retira les restrictions stupides et donna de la liberté au peuple. Les Crinéreux aimaient beaucoup cette nouvelle liberté, et ils décidèrent de punir quiconque essaierait d'y mettre fin. C'était bien que le peuple coopère avec son gouverneur : ça signifiait qu'ils étaient d'accord, et avaient rapidement oublié Amanda. Elle pourrissait au fond d'un cachot pour tous ses méfaits. Julia fit d'autres changements, avec l'aide de Suzanne. Dorénavant, une troupe de dix éclaireurs volontaires ratissaient de fond en comble l'Extérieur, en espérant y trouver un nouveau lieu de vie. Ils avaient besoin de changements. Et un jour, un éclaireur revint et annonça la nouvelle que, depuis deux ans, tout le monde attendait : « J'ai trouvé un autre endroit » avait-il dit, essoufflé.

Des années passèrent et ils étaient désormais le peuple Delautrecôté.

Au fait : je suis Suzanne.