Concours de nouvelles 2021

2ème Prix ADULTES

"L’ŒIL DU CYCLONE " de Nina Soret

De l’autre côté du lit, je l’entends respirer par saccade. Je sais qu’elle ne dort pas. Elle sait que je ne dors pas. Nous sommes tous les deux éveillés mais nous restons silencieux. Chacun le dos tourné tentant de démêler nos pensées et de deviner celles de l’autre. Un vide nous sépare, que ni elle ni moi ne souhaitons franchir. Et l’espace entre nous dans le lit n’a rien à voir avec ce fossé qui se creuse au fil de ces minutes passées en silence.

Dans la pénombre, je fixe le mur en face de moi sur lequel je distingue le cadre et la photo qu’il contient. Un souvenir joyeux, un moment fugace. Je sais qu’elle sourit de toutes ses dents dessus, pendant que je ris aux éclats, plié en deux par je ne sais plus quelle blague. C’est l’été, il fait beau, le ciel est d’un bleu éclatant derrière nous et la photo me réchauffe chaque fois que je la regarde en entrant dans la chambre. Sauf aujourd’hui. Aujourd’hui, je la trouve regrettable. D’habitude, même dans le noir, elle m’apporte du réconfort. Mais ce soir, je la trouve grotesque. Absurde, même. Une période révolue qui s’affiche sur papier glacé.

Au rythme de son souffle, je devine qu’elle se torture l’esprit pour savoir quoi me dire et de quelle manière. Ses grandes inspirations qu’elle tente de rendre les plus silencieuses possible reflètent le chaos qui s’est installé dans son esprit. Calmer la tempête avec une oxygénation intense, diminuer le poids qu’elle porte sur le cœur, le problème qui trouble et qui fâche, qu’elle aurait besoin de raconter, de partager, de confesser. Je l’entends remuer légèrement et je sais que ce n’est pas pour ne pas me déranger mais pour éviter que le moindre mouvement, la moindre vague de sa réflexion ne vienne s’écraser sur moi et me pousse à entamer le dialogue. Elle ne veut pas que je finisse par lui demander ce qui ne va pas. Je sais qu’elle redoute que je la questionne sur les raisons de son silence alors qu’elle n’a pas encore fait le tri dans ce qu’elle souhaite partager avec moi et ce qu’elle veut garder pour elle. J’en suis sûr, je la connais par cœur. Trop de conflits au compteur pour douter de son mode opératoire.

En temps normal, je bouillonnerais de curiosité et peut-être aussi d’un peu de peur de ce qu’elle pourrait avoir de dérangeant à me raconter. Je lui tournerais autour, je fendrais sa coquille question après question, j’insisterais jusqu’à ce qu’elle craque et qu’elle s’épanche sur mon épaule. Elle a toujours eu des difficultés à communiquer, à gérer les problèmes immédiatement à leur apparition. Elle a une tendance à les glisser sous le tapis, comme la poussière ou les miettes que l’on veut cacher pour la soirée et à les reprendre plus tard, quand elle y repense. Quand il est presque trop tard pour les traiter et que la situation, déjà envenimée, menace d’exploser en vol. C’est une des choses que je n’aime pas chez elle. Elle le sait mais elle n’a jamais vraiment cherché à changer. Obstinée. Un autre trait de son caractère que je n’apprécie pas. Je n’aime pas vraiment admettre ce qui me dérange chez elle, j’ai l’impression de commettre une bévue, de penser des choses que je ne devrais pas penser. Pourquoi vois-je plus ses défauts que ses qualités ? Est-ce que cela signifie que la fin approche à grands pas ? La coupe est-elle pleine ? Si j’abordais ce sujet avec mon père, celui-ci me demanderait de quel côté penche ma balance, du côté agréable, positif, heureux ou du côté agacé, fatiguant, insupportable. Je crois que je n’ai jamais réussi à répondre à la question, quelle que soit la relation que je vivais. J’ai toujours mélangé les deux côtés de la balance, les serviettes et les torchons, les choux et les carottes, la joie et les avantages d’une relation avec l’irritation ou l’énervement qu’elle peut également apporter.

Un bruissement me détourne de mes pensées. Je l’entends écarter les draps et s’assoir sur le bord du lit. Elle ramasse ses habits qui trainent au sol et s’habille en silence, dans le noir. Je ne dis rien. Je continue de lui tourner le dos, je continue de fixer le mur. Ce soir, je sais pertinemment ce qui la tracasse et je pense qu’elle s’en doute. Elle ne connait pas l’étendue de mes connaissances ni comment faire pour savoir, à moins de dévoiler son jeu qu’elle a gardé secret si longtemps. Tenter un bluff, poser un joker. Et je ne vais assurément pas lui simplifier la vie. Qu’elle pose une carte sur la table et qu’elle attende de découvrir le dessous de la pioche. Qu’elle se débrouille avec son poids sur le cœur, j’ai le mien à gérer avant et je n’ai aucune envie de l’aider à alléger le sien.

Elle finit par sortir de la pièce, rapidement, pour éviter toute question. Je n’ai pas besoin de me lever pour savoir ce qu’elle fait. Je me visualise très bien la scène. La même que d’habitude, quand quelque chose la tracasse et dont elle n’arrive pas à se défaire. En temps normal, en constatant son absence dans le lit, je me serais également levé, j’aurais passé une tête ensommeillée par la porte et je l’aurais cherchée du regard. J’aurais fini par la trouver sur le balcon, derrière la porte vitrée légèrement entrouverte, accoudée au garde-corps, une cigarette allumée dans sa main droite, l’autre main pendant dans le vide faisant tourner son briquet entre ses doigts, à observer la rue déserte. Je me serais approché, j’aurais frissonné lorsque le vent ou le froid aurait mordu ma peau et j’aurais posé une main sur son épaule pour lui signifier que j’étais là. Ainsi consciente de ma présence, elle aurait fini sa cigarette doucement, aurait écrasé le mégot sur la rambarde puis, en me saisissant le poignet, elle m’aurait ramené à l’intérieur.

Je connais tout ça. Je pourrais désamorcer la situation et faire un pas dans sa direction, sortir du lit et la rejoindre sur le balcon. Je pourrais. Je ne le fais pas. Je continue de fixer le mur, longtemps, jusqu’à finir par m’endormir, sans vraiment m’en rendre compte. Quand je me réveille, le lendemain, je sais avant même d’ouvrir les yeux qu’elle n’est pas revenue se coucher à côté de moi.

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De l’autre côté de la porte provient le froissement de tissu sur du bois. Une petite mélodie que je connais bien, chaque fois que je vais pour partir en vacances ou en week-end. D’habitude cette mélopée m’enchante et m’excite, j’en ai généralement les yeux qui brillent. Aujourd’hui, elle me glace. Je l’entends faire son sac. Je l’entends vider les placards de ses vêtements, les tiroirs de ses affaires. Le glas a sonné. L’épée est tombée. Je suis à bout, je sens la rancune qui monte, la colère qui gronde. Je sais qu’elle est dans le même état, stressée, tendue, rageuse. Je l’ai vu à ses poings crispés quand elle me parlait tout à l’heure, à ses lèvres pincées, à ses mâchoires contractées. Elle a fermé la porte pour éviter de me hurler dessus. Je crie donc de derrière, je crie des bêtises, je crie des idioties sans queue ni tête. Je me moque des voisins, ils peuvent bien venir se plaindre du bruit, ils vont repartir aussi vite qu’ils sont venus. Et qu’ils appellent la police pour tapage nocturne. Je m’en contrefous. Rien de cela n’est important. Elle s’en va. L’angoisse a envahi mon ventre et me tord les entrailles. Elle me quitte. J’ai les jambes qui tremblent. Elle part. J’ai l’impression que mon cœur va s’arrêter de battre. C’est fini. Je l’entends prendre d’autres affaires sur l’étagère, ses livres sûrement, ses souvenirs, ses babioles, ses bijoux. Tout ce qui donnait vie à la chambre. Après son passage, ce sera juste une pièce vide et sans âme, où je n’aurai plus envie de me rendre, où j’errerai comme un fantôme, piégé dans mes souvenirs.

Les bruits de l’autre côté de la porte se sont arrêtés. Elle a dû finir par s’asseoir. Je me ronge les sangs en essayant de savoir ce qu’elle fait, si ce qu’elle a décidé est vraiment définitif, si elle va aller jusqu’au bout de sa démarche. Elle m’a déjà menacé plusieurs fois mais n’est jamais allée plus loin que ça. Aujourd’hui c’est différent. Aujourd’hui, je n’arrive pas à savoir pourquoi. Enfin si, pardon, je sais exactement pourquoi. Je ne sais pas quand a commencé ce pourquoi, si c’était hier, il y a cinq jours, deux semaines ou quatre mois. Si l’origine prend racine sur un écran de téléphone, avec quelques textos lus qui me brûlent encore les yeux. Sur un regard appuyé au bureau qui se serait transformé en quelque chose de plus intense. Sur un dysfonctionnement dans notre couple, que je n’aurais pas repéré et qui aurait germé dans son esprit, jour après semaine, critique après dispute, désaccord après rancœur. Je n’aurai pas plus d’explications. Je devrai me contenter de ces quelques mots futiles, qu’elle a prononcés sans possibilité d’en débattre. Comme des faits arrêtés, irrévocables. Elle ne m’accordera rien de plus. Ni répit ni trêve, ni seconde chance, ni rien. Au jeu de l’amour et du hasard, j’ai perdu.

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De l’autre côté de la rue, le véhicule est garé en double file et patiente. Je fixe bêtement le grand sac noir qui est emmené en me demandant ce qu’ils en font après. Est-ce qu’ils les nettoient et les réutilisent ou est-ce qu’ils les jettent ? J’ai conscience de l’incongruité de ma question quand je me la pose mais je ne peux pas m’en empêcher. Comme une fatalité, je me désolidarise de la situation, je crois que je n’ai pas vraiment conscience de ce que je fais, de ce que j’ai fait, de ce que je vois, d’où je suis. Je repense à son sourire, à son rire, et déjà, tout est flou, tout est confus, les contours de sa tête s’effacent, sa moue se dissipe, sa voix s’éteint, je ne me souviens plus vraiment si ses cheveux sont bruns ou auburn, la manière dont elle plisse les yeux face au soleil ou sous la pluie, si la fossette fend sa joue sur la droite ou bien sur la gauche, je ne me rappelle plus si ma main est plus grande ou plus petite que son visage, si elle s’est posée sur sa joue ou son menton, si elle était ouverte ou fermée, si le nez a éclaté sous l’impact ou s’il s’est juste tordu, si le sang provenait de sa bouche ou de ses narines, si c’est sa tête qui a percuté le coin du lit ou bien sa nuque, si elle a glissé sur la droite ou sur la gauche, tout doucement, sans bruit, je ne me souviens pas, tout tourne en boucle dans mon esprit, tout est flou, tout est confus. Je n’ai pas conscience des bracelets froids que j’ai aux poignets, ni de la main sous mon bras qui me tire vers la voiture bariolée de bleu et rouge garée plus loin. Je la regarde disparaitre à l’arrière de l’ambulance, couchée sur la civière dans ce sac mortuaire et je reste, vide, vidé de tout, pendant que les reflets bleutés des gyrophares dansent sur le visage des passants qui observent la scène sordide et insolite qui se trame devant eux.

On dit que l’on tue par amour. Ce n’est pas du tout ce que je ressens. C’est même complètement l’inverse. Laissez-moi donc rectifier. On tue par manque de confiance, par insécurité, par exclusion, par rejet, par peur d’être abandonné, d’être oublié, d’être remplacé, d’être inutile, de ne plus être unique, de n’être rien. Par tout, en fait, sauf par amour. L’amour est un prétexte. L’amour est une excuse. L’amour est un paravent sur lequel chacun projette ses angoisses et ses émotions pour éviter d’avoir à les affronter en regardant son miroir tous les matins. Ou tous les soirs si vous préférez. Ouvrez les yeux et regardez-vous. Regardez-vous avant de transposer sur l’autre ce prétendu amour et toutes les névroses qui l’accompagnent.

L’ai-je vraiment aimée ? Ce soir, je serais bien incapable de vous le dire.