Concours de nouvelles 20211er Prix ADULTES"JOSUE" de Christianne Van GastelDans mes yeux d’enfant, la Belgique était un beau grand pays et la France un sale petit pays. C’est ce que je me disais dans ma tête. Tous les enfants de notre village savaient dès leur naissance qui était français et qui était belge, quel que soit le côté où on habitait. Moi j’étais française parce que maman me l’avait dit. Mon cousin Josué était belge parce que sa maman, la sœur de ma maman, s’était mariée avec un belge. Et de toute façon les gens ne parlaient pas pareil des deux côtés. On parlait la même langue mais pas de la même façon. Mais pour moi, et je croyais que c’était pareil pour tout le monde, en tous cas je sais que c’était pareil pour maman, ça n’avait pas d’importance. Sauf quand il y avait des élections. Maman disait que ce n’était pas normal que les gens qui vivaient en Belgique viennent voter en France. Mais sinon, il y avait des belges et des français comme il y a des grands et des petits, des blonds et des bruns, ce sont juste des réalités que l’on constate quand on observe le monde. Et c’est tellement intéressant d’observer le monde et surtout les gens et toutes leurs différences. Bon, parfois il y avait des différences qui me plaisaient plus ou moins. Donc moi je trouvais que la différence entre la Belgique et la France était flagrante au premier coup d’œil, mais je ne le disais pas pour ne vexer personne. Les maisons belges avaient des façades hautes et majestueuses. Je me figurais que c’était un décor de cinéma, avec rien derrière. Il n’y avait rien qui traînait, tout était clair et net. Tout ce qui était beau et intéressant, tout ce que j’aimais se trouvait du côté belge. Avec Josué, on se retrouvait dans la rue à la sortie de l’école. Il n’y avait pas beaucoup de voitures à l’époque, et on pouvait marcher en plein milieu sans se faire disputer. Ou bien on allait s’asseoir sur un muret ou au pied d’un perron et on se racontait des histoires. « Sœur Fernanda nous a raconté que cette route a été construite par les Romains il y a très longtemps et qu’il en reste encore des pavés ! » « Eh ben nous aujourd’hui le maître nous a expliqué que sur cette route-ci la reine Brunehaut a été attachée par les cheveux à une charrette tirée par des chevaux et qu’elle a été trainée jusqu’à Bavay, sur ordre de la méchante reine Frédégonde ». Il y avait un micro climat glacial dans ce village. Maman m’avait raconté que j’étais née un jour où il y avait un mètre de neige. Un mètre ! Voilà pourquoi j’avais toujours cette impression d’avoir été ensevelie dans un congélateur. Avec Josué, on se réchauffait ensemble en hiver. Tous les deux nous devions mettre les habits usés de nos grands frères et sœurs. Un jour une dame riche nous voyant grelotter nous avait même apporté des manteaux en vieille moumoute mais on avait refusé. Déjà les manteaux n’avaient pas l’air de sentir bon et puis on avait trouvé ça humiliant, autant pour nous que pour nos parents qui faisaient de leur mieux. Le premier drame a ainsi été évité. Mais nous devions bientôt apprendre que la chance ne sourit pas toujours. Une autre fois, on s’était un peu éloigné dans les plaines, là où nos papas jouaient à la crosse le dimanche. Les pâtures étaient séparées par des haies où se cachaient les coins à mûres secrets de nos mamans. Elles allaient cueillir ensemble des seaux entiers de ces petites boules noires grumeleuses les après-midis d’été. Au retour, malgré les blessures de leurs mains griffées par les ronces, elles préparaient les meilleures gelées du monde, au goût à jamais inégalé. Par-ci par-là il y avait des bosquets d’arbres. On nous avait raconté que mon père adolescent avait entrainé dans l’un d’eux une certaine Antoinette qui avait le béguin pour lui mais qui revint fort déçue car il n’en voulait qu’aux bonbons qu’elle venait d’acheter. Nos parents n’aimaient pas qu’on aille traîner à l’écart. « Ça ne se fait pas de fréquenter entre cousins » disaient-ils. Fréquenter… Dans le langage local, mi-belge, mi-français, ça voulait dire flirter et peut-être plus mais il ne fallait pas. Nous avons encore passé quelques saisons ensemble. L’un de nos derniers jeux fut celui du tuyau d’arrosage. Mon père le laissait par terre tout le long de l’allée de notre jardin. Il devait bien mesurer 50 mètres. « On va se mettre chacun à un bout » me dit Josué. « Toi tu colles juste ton oreille sur le bout du tuyau ». Je m’exécutai. Il alla à l’autre bout et bientôt j’entendis un « je t’aime » que j’ai fait semblant de ne pas comprendre mais qui résonne encore aujourd’hui dans mon oreille. Les études chacun dans notre pays nous ont contraints à espacer nos rencontres de l’un ou de l’autre côté de notre rue-frontière. Et avec l’âge nos occupations ont changé. Il se passait toujours quelque chose sur la chaussée Brunehaut : le grand marché du mardi, la ducasse deux fois par an, les processions religieuses, les courses cyclistes. On n’y participait guère mais on aimait l’ambiance animée de notre village qui nous permettait surtout de nous retrouver et de nous éclipser sans qu’on s’intéresse à nous. Et le reste du temps on allait plutôt faire du vélo vers le Coron de l’Amour, cet endroit rendu enchanté par son nom plein de poésie. Ou on poussait la balade vers la petite douane et ses douaniers bonnasses. Le « sale petit pays de mon enfance » s’est avéré beaucoup plus vaste et intéressant que je ne l’imaginais, et j’ai dû m’y enfoncer profondément pour y chercher ma place en tant qu’adulte. Mes retours dans mon village natal se sont faits de moins de moins fréquents. Bien sûr je ne manquais pas d’aller voir Josué à chacune de mes visites. Lui n’était jamais bien loin dans son « beau grand pays » que l’on pouvait traverser en quelques heures seulement. A chaque fois je le trouvais plus sombre, plus négligé, plus solitaire. Son habitation dont il délaissait l’entretien tournait de plus en plus au taudis. « Pourquoi tu te laisses aller ainsi? ». La réponse fut dans son silence. C’était sa vie qui avait été volée, c’étaient les autres qui n’avaient rien compris, c’était sa différence qui ne passait pas, c’était son regard meurtri qui ne reflétait pas son âme. C’était aussi moi qui étais partie. « Ne soyons pas tristes. Nous nous sommes réchauffés quand nous avions froid. Nous avons eu une belle enfance ensemble. Nous avons plein de souvenirs. Réjouissons-nous d’avoir connu cela. » « Moi j’ai toujours froid » me dit-il. Ce fut notre dernier échange. Un jour de décembre, j’ai été prévenue qu’un malheur était arrivé. Josué perché sur une chaise s’était d’abord donné un coup de fusil avant de s’effondrer, serrant ainsi la corde qu’il s’était mise autour du cou. Double précaution pour être sûr de ne pas se rater. « Pour moi il n’y a pas que son œil qui a sauté dans l’explosion, à l’époque » a commenté tante Jeannette. Il avait laissé des enveloppes avec de l’argent pour ses neveux, et pour moi un petit paquet avec dedans un morceau de tuyau d’arrosage. Maintenant, je vois autrement l’autre côté de la rue principale de mon village : c’est devenu un décor de tragédie. Sous leurs airs propres et nets, ces belles façades hautaines peuvent aussi cacher le silence du malheur et du chagrin. Et je me réfugie dans mon pays sauvage et brouillon pour y chercher la paix et le réconfort, et pleurer l’impossible union.
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