Concours de nouvelles 2020

Prix GROUPAMA

"Un beau dimanche" de Mireille AUGIER

Mardi 2 juin à 8 heures du matin :

Ce n’est pas un bon jour pour se lamenter : le ciel est bleu, d’un bleu profond, comme sur une fresque de Giotto. Un vent léger balaie les derniers nuages.

Sam aime cette fin de printemps quand les nuits sont fraîches et que le matin déploie une douce lumière. Une lumière qui lui donne envie de sourire, de reprendre espoir. Pourtant, il n’est plus du tout sûr de résister assez longtemps pour admirer des ciels aussi bleus. Tant de choses sont restées en suspens ! Ce qu’ils lui ont arraché, il ne le récupèrera jamais.

Jusqu’à ce jour, la vie ne lui a infligé aucune blessure, il a simplement laissé filer les saisons. Un peu trop. Il a cru trouver un apaisement, un bonheur de vivre dans son pays d’adoption, mais les individus comme lui n’ont plus de place dans cet univers.

On se moque d’eux, on les méprise ou pire encore on s’en débarrasse.

Il connait d’avance le sort réservé à ceux qui nuisent à l’ordre public. Il sent l’odeur de la haine qui s’est répandue peu à peu dans la ville.

Il secoue la tête pour chasser ses mauvaises pensées : ce n’est pas possible de se révolter contre tout, tout le temps. Il doit se résigner, accepter. Rien de ce qu’il pourrait dire ne changerait l’opinion des gens. Après avoir lancé des injures, essayé de transformer le monde, il est plus prudent désormais de faire profil bas.

Il boutonne le col de sa chemise, descend l’avenue Clemenceau puis se dirige vers le centre-ville. Arrivé au cœur d’une place, il tourne à gauche et passe sous un porche. Des relents de bière et d’alcool fort lui sautent au visage. Il longe une rue et brusquement l’austère bâtiment se dresse devant lui. Autour, une dizaine de gardes pratiquent la tactique de la terre brulée. Des silhouettes se croisent. Plus loin des militaires armés jusqu’aux dents lui font signe d’avancer. Aucun d’eux ne vient à sa rencontre. Il esquisse un pas puis deux, pénètre dans le hall immense cerné de tentures écarlates. Il monte quatre à quatre les escaliers qui lui font face. La lourde porte en chêne blond s’ouvre en gémissant. Il erre dans un labyrinthe de pièces. Une dizaine de personnes, jeunes et vieilles, attendent. Personne ne se connait et tout le monde s’observe en silence. Il balaie la salle du regard, se demande combien se sentiront libérés d’un poids ou oppressés après l’entrevue. Ce rendez-vous vire au cauchemar. Une idée insensée lui traverse l’esprit. Et s’il criait haut et fort son indignation ? Mais il reste coi. Il avance jusqu’au bureau et se présente :

  • Sam, mon nom est Sam.

  • imanche, répond l’homme en noir. Dimanche. Tu as bien compris. Le 7 juin, martèle-t-il en tapant du poing sur la table. C’est le dernier jour.

Sam écoute, affiche un sourire contraint et forcé. Il sait garder son sang-froid même quand la peur lui dévore le ventre. Que doit penser cette brute : les assassins ont-ils une conscience ? Cette question ne cesse de le tarauder.

Dans ce corps à corps verbal, il se remémore la règle numéro un nécessaire à sa survie : ne pas aggraver la situation, parler d’une manière calme et surtout désamorcer le conflit. Une vive douleur lui vrille les tympans. Il sent la sueur dégouliner dans son dos. L’homme enlève ses lunettes rondes cerclées de métal, essuie les verres lentement, trop lentement. Sam croit déceler dans ce geste une lueur de mépris teintée d’arrogance. D’un bref signe du menton, il lui montre un sachet posé sur un coin du bureau. Sam s’en empare, le serre contre sa poitrine. Un militaire le pousse vers la sortie Il quitte la pièce en silence. La rencontre n’aura duré que quelques minutes. Avec infiniment de précaution, il dissimule l’objet dans le creux de sa main. Il suivra le protocole à la lettre, car c’est la loi du sang qu’il tient au bout de ses doigts. Puis il repart par un autre chemin, se mêle à la foule. Les gens comme lui doivent rester anonymes.

Anna l’attend sur le seuil du petit appartement « où le ciel est par-dessus le toit, si bleu, si calme ». Quelle ironie ! Seules quelques lézardes au plafond jettent des rais de lumière. Dans ce décor triste à pleurer, il comprend l’exclusion, les remords et les larmes de Verlaine.

Anna prend le paquet, l’emmène dans la chambre, dénoue le lien qui l’enserre, s’affaire un moment. Ce paquet, c’est son héritage et elle ne se laissera pas déposséder de son bien. Sam entend des cliquetis, une boîte qu’on ouvre, un soupir.

Mercredi 3 juin à 10 heures du soir

Il revoit sa vie d’avant. Il se souvient des discussions échangées dans la salle de classe, des rires de ses étudiants, de leur attention parfois. Aujourd’hui les livres reposent sur des étagères, inutiles. Son existence devient un long ruban qui défile, puis qui disparait sans que l’on sache pourquoi. Un peu comme un élastique que l’on tend et lâche brusquement.

Deux ans que le martyre a commencé. Deux ans qu’ils sont seuls au milieu de la foule indifférente. Deux ans qu’ils adoptent l’allure immuable d’une famille ordinaire. Un imperméable foncé, un pantalon gris pour lui ; une éternelle robe beige pour elle. Partout où ils passent, ils laissent le souvenir d’un couple courtois et discret. Deux ombres ternes dans les rues de la cité. On lui a ôté son métier, sa dignité. Pour survivre, il accepte toutes sortes de petits boulots, sans rechigner. On a toujours besoin d’un homme à tout faire, pour nettoyer les sols ou tailler les arbres des jardins. Quand il ne trouve pas de travail et que le temps le permet, il se promène des heures entières dans les champs alentours, à l’écart de la ville.

Les jours passent avec une lenteur accablante. Il attend. Au moins, la mort ne le prendra pas en traitre. Il ne peut pas échapper à l’enfer dans lequel il vit. Ce qu’il peut faire, c’est l’apprivoiser, le contourner pour chercher la moindre parcelle de bienveillance. Il voudrait chanter, danser, retrouver sa vie d’avant. Avant le cataclysme. Il voudrait juste refermer la porte du présent et se laisser dériver doucement vers ses souvenirs. Il a su d’instinct que les temps seraient de plus en plus douloureux. L’année dernière, il a rêvé de s’enfuir, de quitter ce pays qui le rejette. Il n’est plus qu’une marionnette à la merci des monstres. Il ne peut pas en parler à Anna, elle n’aurait pas compris.

Un jour, il avait dévisagé sa femme et il avait expliqué que l’individu ne respectait plus rien, que la bête immonde était revenue.

  • C’est un chaos qui s’annonce. Écoute-moi. La course contre la montre a commencé et chaque seconde qui passe augmente le danger.

Il avait posé la question ultime : partir ? rester ?

Anna avait penché pour la deuxième solution :

  • Je suis fatiguée, Sam, avait-elle répondu. Et puis que ferions-nous sur une terre inconnue ? L’herbe n’est pas plus verte ailleurs. Crois-moi ! Personne ne peut prédire l’avenir.

Sam avait insisté et tenté de la convaincre que tout allait exploser, que rien ne serait plus comme avant. En vain. Anna s’était obstinée :

  • Mon pays est mon ancrage, l’endroit où je fonderai une famille. Je ne veux pas m’en séparer et risquer une perte de repères.

Cette divergence d’opinions les a malmenés tous les deux : elle parce qu’elle suppose que dans six mois, un an, la menace prendra fin, lui parce qu’il entrevoit l’apocalypse. Maintenant, personne ne peut les aider, ils sont seuls au milieu de la foule.

Pauvre Anna, soupire Sam. Elle est si douce et généreuse, elle ne craint absolument rien de ce qu’il pourrait lui arriver. Les changements qui s’annoncent ne l’effraient pas. La course contre le temps reste son objectif de tous les instants et au lieu de l’anéantir les frustrations accroissent son courage, sa ténacité. La carapace qu’elle s’est forgée devient son rempart contre la violence. Comme d’habitude, elle fait confiance au destin.

Sam ne craint plus pour sa liberté, car il l’a déjà perdue. Définitivement. Jamais il n’a ressenti un tel sentiment de révolte et d’abandon. La nuit, il se réveille paniqué, des rêves récurrents l’assaillent. Dans l’un, il monte dans un wagon. Le train va partir. Dans l’autre, il hésite, ça sent la paille des chevaux et la bouse de vaches.

Désormais, la meilleure façon de ne pas avoir d’ennuis, c’est de se fondre dans la masse, de toujours marcher sur la pointe des pieds et de céder le passage avec un air de chien battu.

Un rien le déprime et tout l’inquiète. L’indifférence des gens qu’il croise le confond. Il est devenu une habitude, personne ne s’intéresse à lui. Les portes se ferment. Il observe, en embuscade.

  • Non, ils n’y sont pour rien le rassure Anna. On ne sait pas ce que la peur ou l’ennui peut faire de nous.
  • La peur, je l’ignore, mais l’ennui, la jalousie conduisent souvent à vouloir donner la mort. Simplement pour éprouver un semblant de vie. D’un haussement d’épaules, Anna clôt le débat. Pas un instant, il ne lui vient à l’esprit qu’elle pourrait le regretter.

Dimanche 7 juin à 10 heures du matin

C’est dimanche. Anna a ouvert la boite de Pandore. Le paquet git sur le lit, vidé de son contenu. Ils ont besoin de prendre l’air, d’effectuer un bond dans le temps, à l’époque où ils pouvaient sortir sans crainte. Ils descendent dans la rue, marchent sur le trottoir encombré. C’est un pèlerinage, un chemin qu’ils doivent faire à pied. C’est regarder la réalité en face, telle qu’elle est. Non comme une malédiction, mais plutôt comme une épreuve à affronter ensemble. Ils lutteront pour durer, car les larmes n’apportent rien. L’enfer aura une fin. Et pour mieux le surmonter, ils se sont mis sur leur trente et un.

Lui a revêtu le costume clair de son mariage. Elle une jupe fleurie et un chemisier en coton blanc. Ils sont beaux, assortis. Ils sont chics et lumineux.

* Le dimanche 7 juin 1942, le gouvernement de Vichy impose le port de l’étoile jaune à tous les juifs de plus de 6 ans.