Concours de nouvelles 2019

2e Prix catégorie "Juniors"

" Pour mes trente ans ... " de Charlotte Rebuffat


Je n'ai jamais particulièrement aimé fêter mon anniversaire. C'est pourquoi aujourd'hui, assis au milieu de ma famille et de mes amis pour célébrer mes trente ans, je suis assez gêné. Ma mère arrive, tout sourire, avec un énorme tiramisu, sur lequel sont allumées trente bougies. Elle le pose devant moi et me dit :

  • Allez, souffle mon chéri, c'est pas tous les jours qu'on a trente ans !

J'acquiesce, lui adresse un sourire un peu forcé puis me retourne vers le gâteau. J'hésite un bref instant, puis je souffle.

La voiture cahote sur le sentier irrégulier sur lequel nous roulons. Cette année, mes proches m'ont fait un cadeau commun ; je vais faire le premier Escape Game de ma vie. « Ça vient d'arriver en France, m'ont-ils expliqué. Tu vas voir, c'est passionnant ! » Mais je n'ai pas trop envie de ce genre d'aventure pour le moment. En fait, je ne comprends pas ce qu'il m'arrive. Je devrais être heureux, c'est mon anniversaire ! Pourtant ... je me sens juste déprimé. Chaque anniversaire me donne l'impression de vieillir.

Qu'est-ce que c'est que trente ? Que peut bien signifier trente pour moi ? Mon âge, bien sûr.

Mais ça peut être beaucoup plus que ça. Trente ... trente c'est le nombre de jours dans un mois, trente, c'est une température, c'est le nombre d'élèves dans une classe, une date à retenir, une limitation de vitesse, les derniers chiffres du code postal de Pélissanne, ma ville natale. Trente, c'est tout ça, c'est tant de choses, et pourtant ça ne signifie rien pour moi. Rien. Mais je ne comprends pas pourquoi ça me perturbe autant. J'essaie vainement de trouver un sens à ce nombre, mais c'est inutile, il n'y en a pas à trouver !

  • Dis donc, ça va ? me demande Sarah, en me tapotant l'épaule.
  • Oui, oui. Je suis juste un peu fatigué.

Sarah est ma copine depuis deux mois. Je l'aime beaucoup même si, parfois, elle peut être très susceptible.

  • Alors t'es prêt pour l'Escape Game ? Ça va être génial !
  • Oui j'ai hâte ! je m'exclame en feignant l'enthousiasme.

La voiture s'arrête enfin devant un petit immeuble décrépi. J'ouvre la portière. Enfin de l'air frais ! Après une demi-heure de route entassé avec quatre autres personnes dans la voiture, j'étais au bord de l'étouffement.

  • Hou la ... grimace Sarah. Ça m'a l'air un peu miteux ici.
  • C'est pour la déco, je tente de plaisanter.

En réalité, je n'en mène pas large. Cet endroit me donne la chair de poule. Le devant du bâtiment ressemble à un ranch de vieux western tout délabré. Je déteste cet univers, pourquoi diable mes amis m'ont-ils offert ce cadeau ?

Je n'ai pas le temps de réfléchir que déjà, deux hommes s'avancent vers nous. Le premier porte un sombrero et un poncho et l'autre a l'air de sortir de prison avec sa barbe de deux jours, sa cicatrice sur l'arcade et son sourire grinçant. Je tente de me rassurer en me disant qu'ils sont volontairement déguisés comme ça, que c'est pour le jeu. Je n'ai jamais été particulièrement courageux, et maintenant, cette qualité me fait clairement défaut.

  • Bonjour mesdames et messieurs, dit l'homme au sombrero. Bienvenue dans l'Escape Game du «Non-retour». Suivez-moi à l'intérieur, je vais tout vous expliquer.

Dans le vestibule, c'est une femme qui nous accueille. En jean et en chemise, elle est parfaitement normale, tout comme la salle qui nous entoure.

  • C'est à quel nom ? grommelle-t-elle. Elle a la voix rauque, le genre de voix de ceux qui ont fumé toute leur vie.
  • Benjamin Dubois, répond Sarah.
  • Eh bien monsieur, m'interpelle l'homme au sombrero, suivez-moi, je vais vous donner les consignes pour l'Escape Game et vous y emmener.
  • Euh, excusez-moi, l'interrompt ma copine, mais nous étions censés faire l'Escape Game tous les cinq.
  • Non, ce n'est pas ce qui est inscrit, madame, répond la secrétaire, le jeu est réservé pour une seule personne.
  • Dans ce cas, laissez-nous nous rajouter maintenant, je peux payer si vous voulez.
  • Non, les réservations se font à l'avance. Votre ami fera l'Escape Game seul.
  • Ecoutez, nous sommes désolés, ajoute celui qui ressemble à un bandit. Pour nous faire pardonner, permettez-moi de vous offrir quelques viennoiseries pendant que Benjamin fait l'Escape Game.
  • J'imagine que nous n'avons pas le choix, répond ma mère d'un ton pincé.

Sans plus de manières, l'homme au sombrero me prend par les épaules, et m'emmène le long d'un couloir.

  • A partir de maintenant, je vais te bander les yeux. Sentant mon corps crispé, il ajoute : Ne t'inquiète pas, ça fait partie du jeu.

Puis nous marchons. Longtemps, du moins j'en ai l'impression. Nous avançons dans un dédale de couloirs et d'intersections. Et enfin, il ouvre une porte et nous nous arrêtons.

  • Ne bouge plus, je vais te menotter, me dit-il.

Sa voix s'est faite plus grave, plus urgente. Il me met les menottes, et il serre. Fort.

Maintenant, je vais vous donner les règles, explique-t-il. Vous êtes deux. Vous allez devoir sortir d'ici. Vous avez une heure. Si vous n'êtes pas sortis d'ici là, vous pourriez le regretter. Bonne chance, vous allez en avoir besoin.

Il sort, certainement suivi par son acolyte, l'homme à l'allure de bandit, qui a dû amener la personne avec qui je vais faire l'Escape Game.

J'entends la porte claquer, j'ouvre les yeux et j'enlève tant bien que mal mon bandeau avec mes coudes. Il fait sombre, il n'y a pas beaucoup de lumière, à part celle des néons du plafond qui diffusent une lumière bleu foncé.

  • Salut ! Je m'appelle Léonor, dit une voix cristalline en face de moi.

De l'autre côté de la salle, accrochée elle aussi à une chaîne par ses menottes, une femme qui doit avoir mon âge me sourit.

  • Salut, moi c'est Benjamin, je réponds. Enchanté. Je ne suis pas contre faire connaissance, mais est-ce qu'on pourrait se libérer d'abord, s'il te plaît ?
  • Pas de problème, dit-elle en riant. En fait, j'ai triché, je me suis déjà détachée. J'ai des mains minuscules et l'homme qui m'a emmenée n'a pas serré fort. J'ai à peine forcé. Attends, je viens t'aider.

Elle me rejoint en trottinant.

  • OK. Tes menottes sont coincées autour d'une chaîne. Le seul moyen de te libérer, c'est soit de décrocher la chaîne, soit d'enlever les menottes. Il n'y a aucun code nulle part, je ne vois vraiment pas comment je peux te libérer. Il faut que je trouve une clef.
  • Mais ce n'est pas logique, je proteste, on est censés être tous les deux attachés, comment on aurait pu faire sans ton coup de chance ?
  • Je sais pas, sourit-elle en haussant les épaules. La clef doit être à portée de main. Pendant que je cherche, regarde autour de toi s'il n'y a pas des indices.

Pendant cinq minutes, je la vois fouiller partout, sans résultat. Pour ma part, je ne vois aucun indice. La pièce est cubique, elle doit faire 15 mètres sur 15. Les murs sont blancs, mais ils paraissent bleus à cause des néons accrochés au plafond.

  • Bon, écoute, me dit Léonor, je ne trouve aucune clef nulle part. On va tricher un peu, je n'ai pas envie de rester bloquée maintenant. La plupart du temps, dans les Escape Game, il n'y a que de la camisole. Je devrais pouvoir forcer la serrure de tes menottes.

Alors, à la manière d'une héroïne de film d'action, elle enlève une épingle de son chignon et la tourne dans la serrure jusqu'à entendre un déclic. Elle se relève, rayonnante.

  • Le vrai jeu commence maintenant. T'as déjà fait un Escape Game, Benjamin ? me demande-t-elle.
  • Non.
  • Eh bien je peux te dire que celui-ci n'est pas commun. D'habitude c'est plein d'objets pour qu'on puisse fouiller partout. Ici, il n'y a rien. C'est à peine si on peut atteindre les néons. Comment on peut trouver quoi que ce soit comme indices ?
  • Essayons de palper les murs, je propose. Il doit bien y avoir une ouverture de toute manière.

Et c'est ce que nous faisons. Nous appuyons en silence sur chaque pan de mur, sur chaque recoin. Et au bout d'un certain temps, quelque chose cède sous mes doigts. Une porte s'ouvre. A l'intérieur, c'est comme dans un placard. Sauf que derrière, il y a une nouvelle porte, la sortie certainement, qui est tenue fermée par un cadenas à six lettres.

  • Léonor, j'appelle, j'ai trouvé quelque chose.

Elle me rejoint, observe en silence et me dit :

  • Je vais essayer des codes. Toi, tu continues de palper les murs.
  • Non, ça ne servirait à rien. Je vais plutôt essayer de trouver quelque chose dans les néons. Je suis assez grand pour les atteindre. Je vais voir ce que je peux faire.

Elle acquiesce et je me dirige vers le premier néon que je peux atteindre. Je l'observe sous tous les angles. Il n'y a rien. Je réitère l'opération deux fois sur d'autres luminaires. Toujours rien. Mais au troisième, alors que je m'apprête à renoncer, j'aperçois un minuscule interrupteur. Il n'y est pas écrit on/off. Les deux signes qui sont inscrits sont indécodables. Je lève les bras le plus haut possible, mais je n'arrive pas à l'atteindre.

  • Léonor ! j'appelle encore, j'ai besoin d'aide.

Elle arrive, je lui fais la courte échelle et elle réussit sans mal à bouger l'interrupteur. Aussitôt, la lumière change. Elle devient violette, à la fois éblouissante et sombre. Et au mur, des mots se dessinent. Ou plutôt des phrases. Tracées à la main, tombantes comme si elles coulaient sur les murs : « Tu n'auras pas d'autre indice, « le code est votre point commun », « Deux fois par nouveau départ, les murs se rapprocheront », « Personne ne se souviendra de toi », « Dis adieu à la vie », « A chaque heure tu oublieras, à chaque heure tu recommenceras », « Une grande question pour toi ».

Je croise le regard de ma coéquipière. Elle a les yeux écarquillés. Jusqu'ici, j'ai gardé mon sang-froid, en me rappelant que ce n'était qu'un jeu. Mais là, je commence à avoir vraiment peur.

  • Bon, me somme Léonor d'une voix un peu tremblante. Ça va aller, c'est fait exprès, pour nous faire peur. On va trouver ce fichu code, puis s'en aller, d'accord ?

J'acquiesce.

  • Déjà, est-ce qu'on a tout compris ? continue-t-elle.
  • Tout m'a l'air clair, je réponds, à part ce qui parle de nouveau départ, et le recommencement à chaque heure.
  • Benjamin, c'est on ne peut plus limpide. Le scénario qu'ils ont inventé, c'est qu'ils nous font oublier et revivre pour toujours les mêmes recherches. Enfin, pas pour toujours, si les murs se rapprochent deux fois toutes les heures, parce que ça veut dire qu'on finirait écrasés.
  • Tu penses qu'on a déjà vécu ça ? Que les murs se sont déjà rapprochés ?
  • Non ! C'est une fiction ! s'exclame-t-elle. Enfin ... On a qu'à voir si les murs finissent par avancer ou pas.

En attendant, nous commençons à chercher fébrilement le code avec nos points communs. On a les cheveux bruns, on vient de la même ville, mais n'obtenant aucun résultat avec ce type d'informations, nous élargissons nos recherches. Nous avons tous les deux un Thomas dans notre famille, nous avons déjà pris des cours de natation ... Mais rien ne marche.

Et soudain, les murs se mettent à trembler. Ils s'avancent de 50 centimètres, lentement, pendant au moins trois minutes.

Fou de colère, et surtout terrifié par ce qu'il vient de se passer, je me précipite au centre de la salle et crie aux caméras :

  • Vous voulez nous tuer c'est ça ? Et ma famille, et mes amis, que pourrez-vous faire contre eux si je ne reviens pas ?

Alors, du microphone, une voix grave, déformée, jaillit.

  • Ce jeu est un éternel recommencement. Sauf qu'il aura une fin. On vous fait oublier, puis rejouer. Il nous suffit de vous rattacher avec les menottes après avoir effacé la dernière heure dans votre esprit, et c'est reparti ! Et ce gaz soporifique, figurez-vous qu'il fonctionne aussi sur les autres, surtout dans les viennoiseries. Votre famille se réveillera chez elle et apprendra que vous avez disparu ... suite à un malencontreux accident.
  • Pourquoi ? Pourquoi vous faites ça ? je hurle, hors de moi.

Plus de réponse, le micro semble éteint. Je m'affale contre le mur, dévasté. Léonor vient s'accroupir à côté de moi.

  • Allez, me dit-elle. Ne veux-tu pas gagner ? Que ce jeu soit réel ou non, on doit tout faire pour en ressortir vainqueurs. Allez, viens m'aider.

Je me relève brusquement, et alors je sens quelque chose glisser le long de mon bras. Un nœud fait avec un mouchoir. Léonor se tourne vers moi et me dit, incrédule :

  • Ce mouchoir, il est à moi. C'est la preuve que nous avons déjà vécu ça. Je te l'ai attaché au bras la fois d'avant.
  • Mais Léonor, combien de fois on a vécu ça ? Combien de fois avons-nous recommencé ? Je viens d'avoir trente ans, sérieusement, je suis beaucoup trop jeune pour mourir ! Et personne pour le savoir. Nous avons disparu ! Disparu !
  • Attends ... Tu viens d'avoir trente ans ? Moi aussi ! Il faut qu'on essaye !

Je cours vers le cadenas. Mais sous moi, le sol commence à trembler. Les murs se rapprochent.

Je tourne les molettes aussi vite que je peux. J'ai deux minutes avant la fin du jeu. Avant le recommencement. J'ajuste le dernier « e », et là, j'entends un déclic. Fou de joie, je prends brièvement

Léonor dans mes bras, je souffle, et j'ouvre la porte.

Si un jour, quelqu'un me demande ce que signifie trente pour moi, je lui sourirai et je répondrai :

Je sais ce que signifie trente, maintenant. Trente, c'est ma liberté, Trente, c'est toute ma vie.