Concours de nouvelles 2019

1er Prix catégorie "Adultes"

"L'échelle du père Meunier" de Gilles Eskenazi

Il arrive parfois que les objets revêtent une âme. Dans la cour carrée de la ferme du père Meunier nombre d'outils étaient entassés et délaissés. La plupart, rangés dans la grange à l'abri de l'humidité, dormaient. D'autres attendaient dans la cour, immobiles et oubliés.

Parmi ceux-là, il y avait un ancien pneu de tracteur. Appuyé contre le mur du hangar, il se languissait de rester ainsi sans bouger. Il ne manquait pas de rabâcher que jadis il avait roulé sa bosse, qu'il avait arpenté des milliers d'hectares, labouré les champs, ensemencé les terres et qu'il avait à lui seul largement contribué à la prospérité de la ferme. Aujourd'hui il ne servait plus. Sa gomme élimée se craquelait chaque été un peu plus. La pluie remplissait d'eau l'intérieur de sa vieille carcasse et offrait aux animaux de la ferme un semblant d'abreuvoir.

Non loin de là reposait un tonneau. Lui aussi avait eu son heure de gloire. Il se souvenait des jours de fête et du vin qui coulait à flots. Aujourd'hui, il procurait au coq un piédestal de premier ordre. Le maître de la basse-cour se hissait chaque matin sur le fût percé pour s'égosiller et surveiller de son trône le réveil de ses dames. Mais ce qui désolait le plus notre vieux baril, c'est que son ventre vide résonnait creux à jamais.

L'hiver s'achevait. Les jours rallongeaient et le soleil encore timide se montrait gentiment. On pouvait sentir dans l'air les prémices du printemps et les outils sortaient de leur torpeur.

Parmi tous ces objets, il y en avait un tout à fait extraordinaire. Une échelle en acacia, qui s'élevait à plus de six mètres de hauteur et comptait trente barreaux ! Elle avait été façonnée par le grand-père du père Meunier pour permettre l'accès au grenier à foin de la grange. C'était une œuvre d'art, et peu d'échelles d'un seul tenant possédaient autant d'échelons sans plier. Les deux montants avaient été tirés du même tronc. L'ouvrage avait été travaillé avec tant d'ardeur et de passion qu'il renfermait en son bois le souffle d'une vie.

L'échelle pesait son poids, et compte tenu de sa hauteur, elle restait sous le débord du toit, ce qui la protégeait l'hiver des intempéries. Elle n'avait pas bougé de place depuis des années et ne servait qu'en fin de moisson à engranger le foin.

Le premier des trente barreaux s'ennuyait à mourir. Il ne profitait jamais du soleil et enrageait d'être en permanence dans les effluves du fumier. Sans compter qu'il bénéficiait chaque matin de l'urine du chien de la ferme. S'il n'y avait eu que cela, il aurait pu se contenter de sa condition, mais les poules venaient fienter chaque jour sur ce qu'elles prenaient pour un perchoir. Et à la tombée du jour, le père Meunier, en passant, se décrottait les sabots sur lui, le premier des barreaux. C'en était trop ! Il se trouvait au bas de l'échelle et c'est lui que l'on sollicitait le plus. Il fallait que cela cesse.

Un matin, notre barreau s'adressa à son voisin du premier étage. Ils se connaissaient depuis fort longtemps et il lui proposa une affaire :

« Dites-moi cher ami, que diriez-vous de changer de place avec moi ? Nous pourrions ainsi nous dégourdir un peu et vous pourriez profiter des senteurs merveilleuses de la terre au petit matin, sans compter que vous ne manqueriez pas de compagnie. »

Le second barreau, naïf et peu contrariant, accepta sans rechigner. L'échange se fit sans délai et notre premier barreau, en montant d'un étage, vit rapidement son avantage. Sans plus tarder, il s'adressa à son voisin du dessus et lui compta dans les mêmes termes les commodités d'être en dessous. Pas plus contrariant que le précédent, l'échelon du troisième descendit au deuxième étage et notre barreau grimpa encore d'un niveau.

D'avoir été au plus bas de l'échelle durant toutes ces années, son esprit et sa conscience s'étaient développés bien plus que ses collègues.

Il devint très persuasif et trouvait toujours la meilleure des raisons pour échanger sa place avec son voisin du dessus. Il grimpa ainsi de dix échelons en un rien de temps. Il profitait à présent de la brise et du parfum des fleurs. L'effluve du fumier n'était plus qu'un mauvais souvenir.

Devenu expert en communication, il usait de sa verve et progressait dans son ascension. Certains barreaux ne voyaient pas l'intérêt de changer de place, mais notre héros trouvait les mots justes pour arriver à ses fins, en promettant un vent meilleur.

Il se trouvait désormais au quinzième niveau. De son emplacement, la vue était superbe. L'inclinaison de l'échelle contre le mur, davantage sous le rampant du toit, lui offrait en outre une plus grande protection contre la pluie. Plusieurs de ses confrères se sentaient bernés et souhaitaient reprendre leur place, mais notre coquin n'y prêtait guère attention et visait encore plus haut. Il méprisait désormais ce qui se passait aux étages inférieurs.

Des rumeurs et des plaintes circulaient le long des montants de l'échelle et ralentissaient son ascension. Les perdants propageaient la méfiance et provoquaient la réticence des autres. Il fallait attendre que cela se passe et se tasse. Après tout, notre parvenu siégeait désormais à la vingt-cinquième place et sa position lui permettait dès lors de patienter dans le plus grand des conforts.

Les beaux jours étaient arrivés et les lamentations s'étaient finalement dissipées. La plupart des ronchons s'étaient résignés. Les affaires pouvaient reprendre.

Il était midi, le soleil inondait la cour de lumière. Tout le monde en profitait, sauf les cinq derniers barreaux coincés sous l'ombre du toit, les ultimes échelons que notre héros convoitait. Encore exposé au soleil, il suggéra à ses voisins du dessus qu'il serait dommage pour eux de ne pas se délecter de ce bien-être. La partie haute de l'échelle, l'élite en quelque sorte, ne pouvait rester éternellement dans l'ombre, et la douce caresse du soleil demeurait un privilège qu'ils devaient absolument connaître. Il proposa ainsi aux cinq voisins de profiter très ponctuellement de sa place et de son exposition exceptionnelle. Il se sacrifiait et se dévouait pour occuper temporairement le poste coincé contre le mur à l'ombre des gouttières. Chacun pouvait ainsi descendre prendre un bain de jouvence et regagner ensuite ses pénates.

Lorsqu'enfin, sous la fraîcheur du toit, il accéda au plus haut niveau, notre maître de l'entourloupe atteignit son objectif. Un ciel d'azur resplendissait et il faisait bien trop chaud pour se laisser rôtir au soleil. Il refusa tout simplement de restituer la place.

Il avait gravi tous les échelons un à un. Il se trouvait désormais au plus haut point, à l'abri du vent, de la pluie et du soleil, loin de la fiente des poules et des émanations du fumier. Il avait gagné. Ses voisins de dessous protestaient, mais il n'entendait rien, bien décidé à ne redescendre pour rien au monde.

La vue était imprenable. Il pouvait même apercevoir le marais des trois étangs derrière les collines. Il jouissait d'un panorama à couper le souffle. Si la pluie et le soleil venaient à se croiser, il profiterait en sus du spectacle d'un arc-en-ciel.

Notre trentième barreau fixait avec fierté l'horizon, et avec dédain ses acolytes. Il observait de loin les moissons se terminer. Il savait qu'il faudrait bientôt rentrer le foin, mais sur son trône, sur la plus haute des barres, jamais aucun pied ne viendrait se poser. La main du père Meunier tout au plus, pour s'y accrocher. Plus rien ne pouvait l'atteindre.

En jetant un œil de temps à autre sur la cour carrée de la ferme, il aperçut une certaine agitation. Des travaux s'opéraient derrière la grange. Le père et le fils Meunier avaient tous deux aménagé une plus grande ouverture pour accéder au grenier et enfourner le foin. Un matin, ils traversèrent d'un pas décidé l'enceinte de la ferme puis se dirigèrent vers l'échelle aux trente barreaux. Ils l'empoignèrent. Elle n'avait pas été déplacée depuis des années. Ils la couchèrent à l'horizontale pour l'emporter derrière la grange. Enfin, ils la retournèrent pour la planter sous la nouvelle entrée. Notre héros se retrouva subitement en bas de l'échelle. Le père Meunier cala l'extrémité basse dans la terre fangeuse pour une meilleure assise et décrotta ses bottes sur le premier barreau avant de grimper.

L'échelle aux trente échelons avait trouvé son nouvel emplacement, et cela pour bien longtemps.