Concours de nouvelles 2017

Grand Prix du Jury GROUPAMA

L'art du mensonge de Chloé CAPODIECI

 

Encore une barrière, puis une autre, je tâtonne progressivement vers mon objectif. Le plus important est de ne pas laisser de traces, peu importe le temps que ça prendra. Soudain, trois fenêtres disparaissent et une page à la configuration inconnue apparaît. Ça y est, je suis dedans. J'ai hacké le système. Je suis libre de faire ce que je veux, de tout modifier, tout effacer, tout réécrire, je suis maître comme nulle part ailleurs.
Félicitation Tom, tu es officiellement un génie. Et c'est pour cette raison que personne ne le saura.
Je suis étrange, bizarre, malade, fou, à éviter. Je suis différent.
Depuis que j'ai compris que les gens différents sont exclus, raillés et moqués, je me suis toujours efforcé de rentrer dans la norme. Ne pas avoir de notes trop hautes, ne pas avoir de distractions originales, ne pas avoir une réflexion qui ne correspond pas à celle de la masse. Du moins, je fais ça en société, mais le soir, avec mon ordinateur et le monde entier à ma portée grâce à lui, je peux enfin m'intéresser à ce que j'aime.
Mais là n'est pas la question. Le fait est que j'ai toujours, toujours cherché à être normal.
Sans jamais comprendre la signification de ce mot d'ailleurs.
Alors me voilà, Tom Leblanc, à chercher mon nom dans la liste des élèves de ma classe et à accéder à mon bulletin.
En y repensant, ma vie a pourtant bien commencé, puisque le nom « Tom Leblanc » est le paroxysme de la normalité.
Bon, le bulletin que j'ai sous les yeux l'est un peu moins.
Alors, méticuleusement, en faisant très attention à ne pas laisser de traces, je modifie quelques notes par matières, pour baisser dans le classement, et je modère les appréciations, en veillant à glisser une erreur de syntaxe dans celle de M. Roger. Je donne à mon moi numérique des caractéristiques communes, qui le font passer pour pour un simple geek un peu accro ; et non pas quelqu'un ayant une manière de penser bien trop originale et poussée pour son âge.
Rester cohérent dans le mensonge.
Cela ne me servirait à rien de me faire passer pour un cancre, parce que les professeurs me grilleront. Il faut juste trouver un équilibre entre la différence que les autres perçoivent comme de l'intelligence, et ma véritable intelligence.
Peut-être qu'un jour, je rencontrerai quelqu'un qui me ressemble, qui a la même vision de la société que moi, et avec qui je pourrais être ami. J'ai quelques connaissances comme ça sur des forums, des gens qui se prétendent génies incompris. Aucun ne m'a semblé pareil à moi, aucun d'eux ne cherche à entrer dans la norme. Au contraire, ils cultivent leur différence.
Aucun n'a compris à quel point c'est reposant d'être normal. Ils pensent tous que la normalité est une tare à éviter, qu'elle n'a rien de bénéfique.
Ces gens n'ont jamais dû se sentir seuls de leur vie.
Depuis que j'ai pris conscience de tout, de la société, des gens, des codes, jusqu'à l'horizon où la conscience peut s'aventurer, j'ai compris que j'allais être seul toute ma vie.
Alors, avant d'être catalogué définitivement comme était indésirable, j'essaye de profiter de la présence des autres, même si nos relations ne sont que superficielles, juste un peu. Juste un peu.
La lumière de l'ordinateur me donne mal à la tête, je détache mes yeux et tombe, surpris, sur l'obscurité de ma chambre. La nuit est apparue rapidement, je ne l'ai pas vue arriver. Mon ordinateur produit un petit grésillement continu. Au loin, un chien aboie. Mon lit défait de la veille m'appelle, mais il me reste du travail. Beaucoup de travail.
Un monde entier à colorer.
Mais je n'aurais pas le temps ce soir. Ni l'énergie. Je le ferai plus tard, quand j'aurai la force et le courage nécessaire pour changer ma vie.
Je m'adosse à mon siège et contemple mon plafond, clignant des yeux pour chasser les points blancs qui dansent sur ma rétine, sans succès.
J'ai peur qu'un jour, je ne trouve plus de défi à ma taille. Je suis encore jeune, il y a encore des centaines de choses qui sont à mon niveau, voir hors de portée. Mais un jour, quand j'aurais résolu tous les problèmes, réussi tous les défis, que me restera-t-il ?
Peu de choses, ma différence, mon ennui, ma solitude. Mon envie de vivre se sera barrée en même temps que la solution de l'ultime problème aura éclaté dans mon esprit.
A moins que je ne réussisse à trouver une autre personne comme moi.
Un autre Différent.
Je me sens soudain las, comme si tout ce que j'ai fait, tout depuis le début de mon existence, chaque geste, chaque mot, chaque réaction, chaque piratage, chaque regard, chaque sourire, chaque inspiration et tout le reste, comme si tout ce que j'ai accomplis n'avait aucun utilité.
Comme si j'avais pu ne pas exister.
Un monde sans Tom, comment serait-il ? Juste identique. Tout aussi fade, vide et déprimant.
J'ai envie de me griller une clope.
Au loin, le chien aboie encore.
Je me remet au travail alors qu'un soupir s'échappe de ma gorge. Mon bulletin est terminé, je vérifie une nouvelle fois chaque modification et termine sur l’appréciation de la directrice.
« Admission en cinquième : favorable. »