Concours de nouvelles 2017

2e Prix catégorie "Adultes"

A mille lieues de Jérome BOUILLIE

« Faites attention avec votre flambeau! Avez-vous l’intention de me rendre aveugle ?

Ne voyez-vous pas que je suis vieux? Ne voyez-vous pas que je n’ai plus que la peau sur les os? Si je suis mort? Peut-être bien. Il faut dire qu’il y a tellement longtemps que je suis ici, dans le noir ! Alors je ne suis plus trop sûr de rien. Mais une chose est certaine: je me sens seul.

Si vous pouvez me toucher? Ce sera avec la plus grande joie! Mais faites attention tout de même. Je suis devenu fragile avec l’âge. Cependant vous constaterez que ma vieille carcasse est encore bien solide. Comme l’affirme notre Seigneur c’est lorsque je serai redevenu poussière que je ne serai plus de ce monde. Alors n’hésitez pas! Un peu de compagnie me fera le plus grand bien. Il est vrai que je ne suis plus de la toute première jeunesse et que je n’entends plus très bien. Mais il me reste encore assez de force et de mémoire pour savoir qui je suis. Bref, laissons cela de côté.

Approche un peu mon petit que je puisse voir à qui je parle. Quel drôle de moussaillon que voilà. Morbleu! Quel étrange marin d’eau douce tu fais? Que le cul me pèle si jamais… Oh! Veuillez excuser. Je jure encore. Et le capitaine nous interdit de jurer. John nous répète inlassablement qu’avant d’être pirates nous devons être des gentlemen. Alors je réitère mes plus plates excuses et je vous prie de pardonner mon langage quelque peu châtié. Mais comprenez ma surprise. C’est la première fois que je vois un drôle de gredin comme toi.
Quel désopilant poisson es-tu? Arrête de me tourner autour. Tu me donnes le mal de mer. Cesse donc de bouger coquin. Tu n’es pas un requin et encore moins un dauphin ! Tu es bien trop gros pour un poisson ! Ta forme se rapprocherait de celle d’une baleine. Pourtant tu n’en es pas une. Et tu as de drôles d’écailles ! Elles sont en fer, me semble-t-il? Tu es vraiment une étrange créature. Tu n’es pas une sirène j’espère? Tu n’es pas là pour m’emmener dans les abîmes infernaux ?
Mais suis-je bête. Je suis déjà au fond de l’océan. Il parait que je suis près de chez « fausse » Marianne. C’est un poisson clown qui me l’a affirmé. Je n’ai jamais rencontré cette fameuse Marianne. Elle aurait pu me rendre visite. C’est ce qui se fait en terme de bon voisinage. Et puis il y a le privilège de l’âge me semble-t-il. Mais elle n’est jamais venue. Alors je ne suis pas certain que cet amphitryon d’eau douce m’ait dit la vérité. Enfin! Qu’importe.

Avec tout cela j’en oublie les bonnes manières. Laissez-moi me présenter. On me surnomme Roy. Je préfère taire mon nom car je trouve qu’il fait un peu trop pompeux et aristocratique. Je faisais partie de l’équipage de feu le capitaine John Roberts que vous connaissez sûrement sous le nom de Bartholomew Roberts, celui que l’histoire à baptisé le Baronnet noir. Palsambleu monsieur! Ce n’est pas parce qu’on est un coupe-jarret que l’on n’est point instruit. Et puis John était un homme charmant. C’était aussi un homme d’honneur. Parfaitement monsieur! Je constate votre surprise. C’était une personne élégante qui préférait le thé à l’alcool. C’était un Anglais avant tout. Alors même affublé du sobriquet de « pirate triste » il avait du savoir vivre. Il violait uniquement les filles de plus de quinze ans. Ce n’est pas rien tout de même.
Et puis quel homme de goût ! Je me souviens de ces soirées par temps calme où depuis sa cabine on entendait le son mélodieux d’un clavecin ou violon. Les harmonies de Bach, Haendel et Pachelbel se propageaient sous les étoiles enivrant nos corps d’une douce léthargie. Je me rappelle encore le regard mélancolique de Bartholomew plongeant dans un soleil crépusculaire. Je crois qu’il était nostalgique d’un certain art de vivre.

Il avait fière allure arborant ses pantalons de damas et ses gilets de soie. Toujours tiré à quatre épingles, je le revois encore ôtant avec grâce son tricorne impeccable dont une plume rouge s’épanchait élégamment vers sa peau rasée de frais. Dans certaine situation délicate, il caressait une croix en diamant reliée à une chaîne en or. D’où la tenait-t-il? Personne ne savait. Certains affirmaient qu’elle lui venait de sa mère. Tandis que d’autres supposaient qu’il l’avait pris ardemment au cou d’une galante. Et pour parfaire le portait atypique de cet étonnant frère de la côte, pendait sur son côté droit un sabre finement travaillé et une paire de pistolets de cuivre aux manches gravés.
On était bien loin des traditionnelles tenues de son équipage plus habitué aux pantalons de toile coupées ou aux vulgaires chemises de lin. Il était tellement raffiné que certaines mauvaises langues pensaient que c’était une femme. Quelle honte! Une femme sur un navire porte malheur. Tout le monde sait cela. On disait de lui qu’il s’agissait de l’indomptable donzelle Anne Bonny. Mais je puis vous assurer qu’il s’agissait bien d’un homme. Un matelot l’ayant un jour surpris dans son bain avait fini au fond de l’océan, une balle entre les deux yeux. Dans son ivresse il s’était montré quelque peu moqueur des attributs de son capitaine.
Et vous me croirez ou non, il dirigeait d’une main de maitre tout son équipage. Et ce dernier le respectait. Pour sûr, il n’y avait pas à son bord des marrons ou autre capons de bateaux-lavoirs. Non que des gonzes valeureux, désireux d’amasser des doublons.

Ah quelle époque! J’entends encore Bartholomew scander « A l’abordage ». Je sens à nouveau l’odeur de la poudre, ce messager des enfers, qui torpillait le silence précédant la bataille. Pour répondre de concert, nos cris barbares envahissaient l’air, étouffant la peur qui nous habitait en ces instants. Nombreux sloops ou autres bateaux ont sombré après que nous les avons harponnés par bâbord. Quelquefois on tirait une bordée pour saborder un rafiot plein de bois d’ébène. La vie avait peu de valeur comparée aux butins que l’on engrangeait.
Après avoir mis à sac une caravelle ou une frégate on virait de bord. On libérait nos âmes en hissant la grand-voile et on expiait nos péchés face aux embruns des grands vents. De temps à autre, après une sanglante bataille dans les eaux bleues des Caraïbes on mouillait dans l’anse d’une baie tranquille. Alors on boulottait et on boucanait le pétun sur une plage jusqu’au petit matin. Tels des bois-sans-soif, on bourlinguait les tord boyaux qu’avait bien voulu nous donner le tonnelier. En ces instants, nous avions le sentiment d’être les maîtres du monde. Or, nous n’étions ivres que de notre insouciance.

D’après Bartholomew nous devions cesser d’écumer les eaux chaudes de la Nouvelle-Espagne qui ne nous apporterait que tourments et trépas. C’est alors, que quelques temps plus tard, le quartier-maître nous avait ordonné de mettre le cap sur les côtes Africaines dans le but de vendre ce que nous avions pillé. Désormais, rien ne pouvait nous arrêter. Pas même des vents capricieux désireux d’émousser nos rêves. De la poupe à la proue nous étions portés par les courants intrépides de l’orgueil et nous fendions la grande mer avec l’énergie de glorieux lendemains, auréolés de soleils d’or.

Mais ma course fut arrêtée par une hirondelle du nom de Chaloner Ogle dans le golfe de Guinée. Cet oiseau de mauvais augure que la couronne britannique avait lâché à notre poursuite me pourfendit d’une perfide manière. Elle m’avait attaqué par tribord avec une rapidité insoupçonnée. De ses plumes couleur poudre à canon elle transperça mon flanc droit tuant par la même mon pauvre capitaine.
Peste soit de la solitude et de vos questions! J’en ai trop dit. Vous m’avez fait parler! Et maintenant vous connaissez mon identité. Comment? Vous ne savez pas qui je suis? Mais regardez-moi bien. Certes je ne suis plus que l’ombre de moi-même. Mais j’ai vogué sur tant d’océans, vu tant de choses que mille années ne suffiraient pas pour les conter. Approchez! Touchez-moi! Je suis la preuve tangible que tout cela n’est pas une légende. Non! Vous ne me connaissez pas? Vous en êtes certain?
Quel étrange sentiment que voilà. Comme tout à chacun, à l’instant où nous disparaissons, nous sombrons dans le néant. Et le fond de l’océan sans lumière où je me trouve en est le reflet mortel. Mais je vous en prie! Ne m’abandonnez pas car bientôt cette terrible obscurité rongera mon présent, m’esseulant à nouveau dans le passé. Vous devez partir? Alors, Accordez-moi une dernière faveur. Permettez-moi de vous révéler mon nom pour que je puisse encore une fois vivre sur l’écume fragile des souvenirs.

Je suis Royal Fortune, le bateau de notre bien regretté Bartholomew Roberts. »