Concours de nouvelles 2015

2e Prix "Adultes" ex-aequo

CORSO : ÉCLIPSE VITEA de Xavier ALLART

 

Juin 1639. Le soleil des Cyclades baignait déjà la baie de Naoussa, au large de Paros, quand Corso s'éveilla tout-à-fait. Il n'était pas dans ses habitudes de dormir si tard, mais la nuit avait été difficile pour le marin. Il se laissa balancer un moment encore par la houle berçant son navire, un petit chébec à la mode levantine si commun dans cette région orientale de la Méditerranée.

Moins, peut-être, en Provence, d'où Corso était originaire, ou même à Venise où il avait grandi. Pourquoi ce surnom de Corso ? La course, bien sûr. C'est ainsi que l'on nommait cette chasse perpétuelle entre pirates et corsaires à travers la Méditerranée. L'homme avait passé sa vie à écumer cette mer en quête d'aventures. Comme sur d'autres océans, mais c'est là qu'il se sentait chez lui. Il avait tout d'abord fait ses armes dans la marine vénitienne, avant de se faire corsaire. Devenir commerçant, comme son père et son oncle avant lui, ne l'avait jamais vraiment intéressé. Il s'était pourtant fait une place, par la suite, en tant que chasseur de reliques. Le commerce était assez lucratif auprès du clergé comme des collectionneurs.

La quête qui l'avait mené ici, en Morée, s'était montrée épuisante pour le marin, qui n'aspirait plus qu'à un peu de repos avant de rentrer en Provence. Le prieur de Ganagobie, Jacques Gaffarel, devait attendre impatiemment de ses nouvelles. Ce n'était pas en tant que conseiller du roi Louis XIII ou que bibliothécaire du cardinal de Richelieu que le prêtre faisait appel à Corso, mais à titre personnel. Corso s'était fait une spécialité de résoudre de bien étranges intrigues et de trouver l'introuvable, là où nombre d'autres avaient échoué.

Mais pour l'heure, il lui fallait se débarrasser de ces bribes de rêve qui le retenaient encore à la nuit.

Toujours ce même cauchemar. Très jeune, alors qu'il est encore Benjamin Bonaventure et pas encore Corso, il se retrouve à bord de ce navire, une polacre marchande sans doute. Pourquoi sa famille entière accompagne-t-elle son père dans ce voyage ? Peut-être l'a-t-il su, mais le souvenir lui échappe. Sous ses yeux, c'est la Méditerranée qui s'offre à lui. Ses îles, ces cieux immenses... Corso sait déjà qu'il passera sa vie à parcourir cette mer. A bord, tous paraissent heureux de ce voyage. Probablement sont-ils en chemin pour Venise. La route lui semble familière. Eh puis ? Eh puis, plus rien...

Lorsque le jeune Benjamin reprend conscience de ce qui se passe autour de lui, il est seul. Seul sur ce navire. Enfin quelques passagers réapparaissent les uns après les autres, l'entourant, tentant de le réconforter. Mais les siens ne sont plus là... Vient alors le moment du réveil et des questions sans réponses. Bien plus qu'un rêve, des bribes de souvenirs de ses premières années. Peut-être Corso aurait-il dû parler de tout cela à son oncle, celui qui était devenu son père adoptif à son arrivée à Venise. Pourquoi ne l'a-t-il jamais fait ? Et pourquoi son oncle n'a-t-il jamais abordé le sujet, de son côté ? Par pudeur, peut-être, chacun tentant d'oublier l'événement. A présent, Corso ressentait le besoin de comprendre. Il devait se débarrasser de ce cauchemar qui venait le hanter, nuit après nuit. Qu'avait-il bien pu se passer ce funeste jour du 12 octobre 1605 ?

Il n'aurait de cesse d'avoir éclairci cette énigme qui le touchait de si près, et reviendrait à lui tant qu'il ne l'aurait pas élucidée, il en était convaincu. Retourner chercher des réponses à Venise ne lui était pas encore permis. Des événements passés voici quelques années dans la cité des doges, où il ourdit l'évasion d'un prisonnier des plombs, ne l'autorisaient pas à y reparaître la tête haute. Le temps, sans doute, ferait son œuvre...

Pour l'heure, Corso devait rentrer en Provence. Des affaires l'attendaient là-bas, peut-être aussi des réponses.

Le petit chébec avait repris la mer. Sa faible taille lui permettait de naviguer avec un équipage réduit, constitué pour l'occasion des quelques hommes que lui avait confiés le chevalier Paul, avec qui il avait fait ce dernier voyage. Avant de reprendre la lutte contre l'espagnol, le célèbre corsaire envisageait un détour par les îles de Lesbos, d'où il escomptait bien régler certains contentieux avec l'empire ottoman. L'affaire ne semblait pas l'impressionner outre mesure.

Corso, lui, avait mis le cap sur le ponant. Son inséparable comparse, le Malouin, le secondait à la manœuvre. Corso ne se lassait pas de cette vie de liberté en mer, sans entrave ni contrainte d'aucune sorte. Simplement vêtu d'une chemise et de chausses, les pieds nus, la tête uniquement protégée d'un foulard, il savourait cette absence d'étiquette, celle qui contraignait les puissants dans leur tenue comme dans leur comportement en toutes circonstances. Ici, sur le pont de son navire, il était seul maître à bord... maître de sa propre destinée. Après une brève escale sur l'île de Malte, tant pour se ravitailler que pour se placer sous la protection des chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem, ennemis jurés des pirates barbaresques, Corso remis le cap sur la Provence. Martigues, puis Aix-en-Provence et enfin Ganagobie, il était attendu.

De passage en Aix-en-Provence, Corso savait qu'il ne pouvait plus espérer recevoir de réponses de son ami et mentor Nicolas-Claude Fabri de Peiresc. Celui-ci était décédé, voici deux ans maintenant, laissant un grand vide dans la communauté scientifique. A différentes reprises, Corso avait eu l'occasion de collaborer avec Peiresc, partant en quête de telle ou telle ancienne relique sur les indications de celui-ci. Se rendant pourtant à l'ancien hôtel du savant, il fut surpris d'y découvrir une certaine effervescence. Un groupe de chercheurs s'était réuni là, autour de l'illustre Gassendi. Ils étaient arrivés plus tôt pour étudier l'éclipse prévue ici le jour même. Quel meilleur hommage pouvait-on rendre à Peiresc, le « prince des curieux », que de perpétuer ici les études qui lui tenaient tant à cœur !

Corso eut quelques difficultés à se rappeler au bon souvenir de l'astronome, mais l'ancienne amitié qui unissait les savants fit rapidement tomber les barrières. Avec sa simplicité et sa gentillesse habituelle, Gassendi prit alors le temps d'expliquer au marin l'objet de leurs recherches : une éclipse de soleil. L'astre du jour s'était momentanément dissimulé derrière celui de la nuit, pour ne plus laisser paraître qu'une couronne rappelant sa majesté occultée. Fidèle à son habitude, Corso ne perdait pas une miette des explications du phénomène. Gassendi avait encore parlé à Corso de la chute de Constantinople, près de deux siècles plus tôt. La prise de la grande capitale d'Orient, par les hordes ottomanes, fut bien l'événement qui fit basculer l'histoire vers l'hégémonie turque dans cette partie du monde.
Or on dit qu'après avoir résisté vaillamment à trois assauts successifs, les défenseurs de la ville furent pris de panique quand la lune disparut presque entièrement de ce ciel nocturne du 22 mai 1453. Un signe de la fin pour l'empire byzantin ? Quoi qu'il en soit, une semaine plus tard la cité tombait aux mains des ottomans, en prélude à leur irrésistible expansion. Depuis un moment déjà, tout en écoutant ces explications, Corso sentait sourdre un étrange sentiment. Interrompant finalement l'astronome de la manière la plus courtoise qu'il le put, il se décida enfin à lui poser la question qui lui brûlait les lèvres :
- Vous souvient-il qu'un semblable événement put se produire il y a de cela quelques années, admettons... au mois d'octobre de l'an 1605 ?
- Une éclipse ? Si fait !
Le savant cita de mémoire :
« 1605, le mercredi 12 octobre, environ 12 heures, fit une éclipse de soleil qui dura environ demi-heure avec que pareille obscurité qu'on croit le matin encore nuit comme l'aube commence à se lever. »

Pris d'un soudain malaise, Corso s'excusa avant de prendre congé des savants. Dans son esprit venait de se former le lien qu'il n'espérait plus. Voilà qui était singulier. Le 12 octobre 1605. Les images lui revenaient en mémoire. Une éclipse totale !
Ce jour-là, le soleil avait entièrement disparu, alors qu'il aurait dû se trouver à son zénith. Pendant cette demi-heure qui avait paru une éternité, le monde s'était arrêté. Profitant de cette noirceur inhabituelle, les monstres avaient envahi le navire, tuant ceux qui tentaient de se défendre, emportant les autres. Corso pouvait voir à présent le visage de ces créatures de cauchemar, ces faciès hideux dont la vue paralysa l'enfant qu'il était sur le pont du navire, avant qu'un réflexe ne le précipite à l'abri sous un amas de voiles affalées. Ainsi donc, l'éclipse avait elle-même occulté cet événement pourtant si marquant de la vie du jeune Benjamin.
Les traits des assaillants se précisaient à présent, du moins la plupart. D'autres garderaient encore longtemps cet aspect monstrueux, mais Corso avait rencontré suffisamment de choses étranges durant ses voyages, en Orient ou ailleurs, pour ne pas s'en offusquer. Leurs visages revenaient, donc, ainsi que leurs accoutrements...le sarouel et le turban… des barbaresques !
C'était, à l'époque, le premier contact du jeune Corso avec ces forbans. Il avait ainsi découvert que ces hommes, de toutes nationalités, se regroupaient en équipages pirates à la recherche de butins et de prisonniers. Certains de ces derniers, les plus riches, seraient échangés contre rançon, les autres revendus comme esclaves dans les bains barbaresques.

Ainsi, c'était ce qu'il advint des siens. Emportés par les pirates. Aucune demande de rançon, son père n'avait ni véritable fortune, ni sang noble. Corso tenait à présent la réponse, qui appelait à son tour tant d'autres questions : qu'étaient-ils donc devenus, depuis tout ce temps ? Enlevés dans les bains barbaresques, en Alger, Tunis ou Tripoli ? Étaient-ils toujours en vie ?

De nouvelles quêtes s'ouvraient pour le corsaire. Il devait savoir. Il devait les retrouver. Le temps ne comptait plus, seule cette perspective aurait un sens pour lui, dorénavant.