Concours de nouvelles 2015

1e prix "Adultes"

ECLIPSES de Caroline LERESTE-MINGUET

Éclipse : « Terme d'astronomie : Disparition apparente d'un astre, résultant de l'interposition d'un autre corps céleste entre cet astre et l'observateur (Le littré). « Au figuré : abandon ; défection ». Eclipser : « Emploi pronom. Fam. [Suj. nom d'être animé] Disparaître furtivement. »  « Emploi trans. Au fig. Faire disparaître, reléguer au second plan, obscurcir l'éclat, le renom ([de] quelqu'un, [de] quelque chose). » (cnrtl.fr)

***

- « Maman ? Pourquoi on s’en va ? »
- « Je te l’ai expliqué chérie, maman a trouvé un nouveau travail dans une autre ville »
- « C’est loin encore, j’ai mal au cœur… Je veux qu’on arrive … »
- « Oui bébé, c’est loin… Essaie de dormir un peu »
- « Mais papa, il va venir nous rejoindre ? »
- « Maman conduit chérie il faut qu’elle se concentre, prends doudou et essaie de dormir, on s’est levé tôt… »

Marie alluma la radio, histoire de se changer les idées. Elle regrettait d’avoir oublié les cachets homéopathiques contre le mal des transports pour Emilie. « Elle va s’endormir, ça va aller » pensa-t-elle au moment où la voix goguenarde d’un animateur radio attira son attention. Toute la joyeuse équipe de l’émission matinale qui débutait parlait de l’éclipse solaire qui aurait lieu dans la journée et serait totale sur une bande de 100 km dans le nord de la France. Il était 6h30. L’heure d’être loin. Partie depuis quatre heures d’Aix-en-Provence alors qu’il dormait, Marie commençait à réaliser. Elle avait abandonné, laissé tomber, pas grand-chose au fond, quelques personnes, des connaissances tout au plus, quelques affaires, des bibelots débris de souvenirs, des photos de publicité pour dentifrice : en somme quelques miettes oubliées par lui. Ces bouts-là de sa vie, il pouvait bien les garder. « Il ne peut pas appeler » se rassura-t-elle. Marie avait jeté à la poubelle son téléphone portable en sortant de la maison cette nuit. Misérable outil qui lui servait à la surveiller les rares fois où elle sortait, à détecter ses mouvements, à l’appeler pour lui instiller son mal, lui rappeler qui commandait.

Hélène lui avait dit : « Pars vite et loin, prends la gamine, ne dis rien à personne. Et surtout ne te laisse pas rattraper. » Cultivé et flegmatique, Victor évoquait l’archétype du parfait mari, du voisin serviable, de l’employé et du collègue de travail sans faille. Après leur mariage, il avait entrepris le démolissage de la personnalité de Marie avec application et endurance. Il avait effacé progressivement la confiance qu’elle pouvait avoir en elle, mis en doute ses aptitudes à être une bonne mère, à être fiable tout simplement. Elle avait démissionné de son poste d’assistante de direction peu avant la naissance d’Emilie : «Tu ne pourras pas être mère et travailler, tu ne parviens pas à t’occuper de cette maison, regarde ce bazar ! Et puis je gagne assez pour que nous ayons une vie confortable… » lui avait-t-il répété chaque jour durant plusieurs mois avec ce sourire, ce calme ferme, froid, qui ne permet aucune objection. « Merci pour ce repas, c’est un bel effort mais l’assaisonnement et la cuisson des viandes ne sont pas tes points forts.. .» « Ta copine Eve a appelé, je lui ai dit que tu étais trop occupée avec ta fille pour lui parler en ce moment, elle est trop exigeante avec toi, elle s’attend toujours à ce que tu sois disponible... » Toutes ces phrases revenaient en vrac dans l’esprit de Marie qui avait encore du mal à se pardonner de s’être laissée éclipser, effacer, manipuler durant ces sept dernières années par son mari. Comme si les mots-fusils ne suffisaient pas, il était progressivement passé aux violences physiques. Des gifles au début, puis ces derniers temps des coups un peu partout. Et ces douleurs après. Et ces dégradés de mauve sur sa peau qui forçaient Marie à se cloîtrer chez elle pour n‘éveiller aucun soupçon dans le voisinage. Et ses excuses à lui, pâles et insuffisantes. Après ses accès de rage, Victor s’excusait, retrouvait son calme et son contrôle pour quelques temps, avant de recommencer. Marie, peau bleuâtre, cerveau corrompu naviguant à vue entre ses larmes et ce qu’elle savait de la peur qui contraint le laisser-faire, s’était éloignée de ses repères et de sa famille. Depuis quelques temps les deux ou trois coups de téléphones annuels qu’elle continuait de passer en douce à sa mère ou à sa sœur ne suffisaient plus à lui remonter le moral comme au début de son calvaire. Elle ne leur disait rien : trop dur d’avouer tout ça. A quoi bon en parler, demander conseil ? Il lui prendrait sa fille si elle demandait le divorce. Elle devait rester et puis elle était fautive, c’est elle qui le mettait en colère : la maison était mal tenue, Marie se savait trop lente, mal organisée. Marie ne l‘écoutait pas assez, pas attentivement, alors il se sentait humilié. Il s’énervait mais il savait se faire pardonner : quelques compliments, des fleurs, du parfum. Devait-elle en faire toute une histoire?

L’espacement de ses coups de téléphone, les prétextes pour éviter de les recevoir ou de leur rendre visite avaient alerté Hélène, sa sœur, et leur mère Viviane. Depuis la mort de leur père quand elles étaient adolescentes, les deux sœurs faisaient corps et étaient restées inséparables jusqu’au mariage de la cadette. Mais contrairement à sa mère et à sa sœur, Hélène voulait une carrière : les hommes, très peu pour elle. Leur père, alcoolique, n’avait jamais été un soutien. Mort de sa bêtise et de ses faiblesses, il avait laissé tomber sa femme et ses filles. Viviane avait dû travailler jusqu’à l’épuisement, cumuler un emploi de caissière et des heures de ménage pour ses filles. C’est à la suite d’une visite surprise qu’Hélène n’avait plus eu de doutes. Lors d’un déplacement professionnel dans le sud, sachant que Victor filtrait les appels pour sa femme, elle avait débarqué un jeudi dans la journée sans en informer personne. Victor travaillait, sa sœur serait donc seule avec Emilie. Marie avait ouvert la porte cachée derrière des lunettes aux verres teintés (prétextant d’intenses migraines), éteinte, fébrile. Aucune n’avait eu le courage d’aborder le sujet, toutes deux figées dans leur peur et la discrétion qu’exige une certaine politesse. Marie très nerveuse, les yeux rivés sur sa montre avait écourté leurs retrouvailles. Hélène n’avait pas voulu s’imposer et devait rapidement reprendre son train pour rentrer sur Paris et faire « son rapport » à leur mère. Folle d’inquiétude, Viviane avait tenté de téléphoner en journée quand Victor était au travail. Mais Marie ne répondit plus au téléphone après l'inquiétante visite de sa sœur. Quelques temps après, Hélène appris qu’elle souffrait d’un cancer du sein qui avait fini par se généraliser. Un matin de printemps, de sa chambre d’hôpital, elle décida qu’elle parlerait coûte que coûte à Marie. Elle lui dirait, oui, elle lui hurlerait s’il le fallait qu’il est urgent de vivre, de ne plus se cacher, de ne pas vivre dans la crainte. Elle avait un plan.

L’horloge de la voiture indiquait 10h30. Marie, de plus en plus nerveuse, croyait voir Victor partout. Dans les voitures autour d’elle, sur les aires d’autoroute où elle s’arrêtait. Serait-il possible qu’il les ait suivies ? Sans les stopper ? Et s’il tentait d’enlever Emilie ? Et si la police ne la croyait pas une fois arrivée là bas ? Hélène lui avait répété que les autorités prenaient ce genre de plaintes très au sérieux, qu’elle n’aurait qu’à montrer les traces de coups. Mais Victor était si persuasif, il saurait se défendre et on la prendrait pour une cinglée qui a abandonné le domicile conjugal et enlevé sa fille… « NON, s’intima-t-elle, ils me croiront, je ne ferai pas marche arrière. Je ne suis plus seule. ». Marie se répétait ce que Hélène appelait « le plan »  : « Je ne préviens que lorsque je suis à quelques kilomètres, je trouve une cabine téléphonique…»

Trois mois plus tôt, la sonnerie du téléphone résonnait dans sa maison silencieuse. Emilie à l’école, Marie s’échinait à frotter les petites tâches de gras sur les murs de sa cuisine, jamais assez propres aux yeux de Victor. Reconnaissant le numéro de portable qui s’affichait, Marie laissa sonner dans le vide. Une bonne vingtaine de fois au moins. Devant l’insistance de sa sœur, craignant que quelque chose de grave soit arrivé à leur mère, Marie décrocha le cœur en tambour :

- « Tu m’entends Marie ? Ne réponds rien. Laisse moi parler. Je vais me mêler de ce qui ne me regarde pas pour une fois. » Hélène inspira fort et se lança : « Voilà ce que j’ai à te dire : pars vite et loin, prends la gamine, ne dis rien à personne. Et surtout ne te laisse pas rattraper… Tu ne peux pas aller chez moi ou chez maman, il te retrouverait facilement, mais maman a une amie à Fécamp en Normandie. Elle peut vous accueillir et vous cacher toi et Emilie le temps que tu portes plainte et que tu demandes le divorce. Tu pourras trouver du travail et recommencer à vivre. Tout est prévu. Tu peux débarquer n’importe quand chez elle. Je suis malade Marie. Très malade. Je t’appelle de l’hôpital. Il faut vivre, tu m’entends ? Je m’en veux de ne pas avoir fait ça plus tôt. Pardon… ».

Des frissons dans tout le corps puis l’effondrement. Marie en avait vomi. Sa tendre sœur… toutes ces années de perdues. Tout ça pour Victor. Hélène se mourrait, leur mère vivait une épreuve de plus et elle n’était pas là ! Non, elle nettoyait la cuisine avec des bleus aux bras et sur les côtes. Elle se terrait. Elle les avaient donc laissées tomber. Hélène avait raison, il fallait agir au moins pour Emilie. Ne pas l’abandonner…

10h50 : une Peugeot 306 blanche les suivait depuis 30 minutes. Marie en était sûre et sentit la panique monter. Elle devait rejoindre au plus vite Anna. Celle-ci vivait dans une petite maison de ville sur le front de mer. Mais il fallait trouver une cabine téléphonique pour s’annoncer et se faire indiquer précisément le chemin. La Peugeot ne cessait d’apparaître et de disparaître dans le rétroviseur. Sur la dernière aire d’autoroute, avant d’atteindre Fécamp, Marie réussit à contacter Anna qui lui expliqua que l’accès à la ville était interdit aux voitures. Elle lui indiqua la sortie pour gagner le parking sur lequel elle devrait se garer et prendre une des navettes prévues par la ville pour rejoindre le front de mer. Anna habitait une maison gris-bleu assez facile à situer. Cependant, Fécamp attendait un grand nombre de visiteurs venus observer l‘éclipse depuis la promenade aménagée pour l‘occasion et en fête depuis la veille. Marie devrait faire avec la circulation et la foule.

11h45, un des parkings aux abords de la cité des Terre-Neuvas : son petit sac de voyage sur le dos et Emilie aux bras, Marie, fatiguée et impatiente d’en finir, chercha dans la cohue des derniers arrivants une navette dans laquelle elle pourrait se glisser. Persuadée que Victor pourrait la retrouver, Marie fut envahie par des bouffées de stress. Puis, usée, le corps endolori, elle se sentit submergée, au bord des larmes, lorsque qu’une main s’inséra dans la sienne :

- « Viens ! » lui lança Hélène en la tirant pour qu’elle avance.

- « Tu es là ? Tu n’es plus à l’hôpital ? Comment vas-tu ? Attends ! » Marie eut juste le temps de noter la maigreur extrême de sa sœur, qui semblait drapée dans un immense pull beige et un pantalon de jean trop large, et se laissa entraîner dans le bus. Assises, les deux sœurs communiquèrent avec peine dans le piaillement incessant des touristes venus observer l’éclipse. Marie ne parvint pas à obtenir de réponse claire. Hélène avait eu une autorisation de sortie de l’hôpital mais ne raconta rien et ne répondit pas aux questions de Marie sur son état, sa foutue maladie. Hélène répétait en boucle son plan. Son satané plan. Marie l’interrompit :

- « Comme c’est bon de t’avoir avec moi… » Hélène resta silencieuse, pâle, ses mains froides recouvrant celle de Marie. Petite Emilie réagissait à peine à toute cette histoire, épuisée par le voyage, elle ne s’adressait pas à sa tante et se contentait de regarder par la fenêtre.

Le front de mer était immense et grouillait d’une foule agitée et écrasante, Hélène continuait de tirer Marie et Emilie par la main. Elle savait exactement où aller, où se frayer un chemin dans cette nuée. Le ciel s’était assombri, un vent frais fit frémir Marie, légèrement vêtue en ce 11 août. Emilie pleura et cria : « Tu vas trop vite maman ! ». Mais les deux sœurs ne voulurent pas s’arrêter. Il fallait rejoindre Anna, suivre le plan. Hélène montra du doigt la maison gris-bleu « C’est là tu vois ? » cria-t-elle. Leur course empressée finit par provoquer la chute d’Emilie. Marie lâcha la main d’Hélène pour prendre la petite dans ses bras et la réconforter. A cet instant, le soleil se décida à disparaître. Il était 12h20, les yeux au ciel Emilie et sa mère ne purent échapper à l’intensité du spectacle qui, durant un peu plus de 2 minutes, devait suspendre leur course. Lorsque le jour revint peu à peu Hélène avait disparu. Marie la cherchant du regard sans succès, décida de poursuivre vers la maison qu’elle avait repérée. « Elle doit avoir continué, elle doit être là bas » pensa-t-elle.

Anna, la petite soixantaine, les cheveux gris ramassés en chignon, ouvrit la porte les yeux rougis et fatigués. Les présentations faites, une fois entrée dans la maison, Marie l’interrogea :

-  « Hélène est arrivée ? Elle était juste devant nous. »

- « Ma grande, justement, je suis désolée, ta mère vient de m’appeler : Hélène est décédée ce matin à l’hôpital ».