Concours de nouvelles 2012

1er prix Adultes : "Grand moment de solitude" de Fanelly Hutin

Madame Trenta, notre prof’, nous attendait déjà dans la salle de cours. Elle nous enseigne le français. Cette matière est ma bête noire. Je suis entré en traînant les pieds, histoire de montrer mon mauvais vouloir. Après l’appel, à peine le temps de respirer : « Sortez vos cahiers et prenez vos stylos… Dictée surprise ».

- Ah la v… !

- Nous corrigerons dès que ce sera terminé. Le silence s’est fait avec difficulté.

- Je commence :

« Derrière les moucharabiehs, les femmes observent les passants ».

***

Fait étrange, la veille, au cours du dîner, ma mère et ma sœur avaient eu une discussion très sérieuse sur le statut des filles et des femmes musulmanes. C’était arrivé entre la poire et le fromage, le moment le plus critique pour moi.

Ma mère, en gardienne vigilante de notre santé, nous oblige à consommer du calcium à tous les repas, affirmant que c’est indispensable pour des os en pleine croissance. Elle prétend que seul le Parmesan est parfaitement digeste. Je déteste ce fromage à cause de son odeur, lui préférant de loin les célèbres portions de Vache qui Rit. Non seulement ma mère est très attentive à notre équilibre alimentaire mais elle veille avec autant d’énergie à l’utilisation que nous faisons de la langue française. J’ai toujours beaucoup de mal à discuter avec elle. Quand j’utilise le mot « fromage » pour qualifier le régal de mon palais, elle me reprend systématiquement. Selon elle, il s’agit d’une crème de gruyère. Rien de noble dans cette préparation qui se compose de plusieurs fromages fondus et ne contient que des lipides. Habituellement, je n’avais droit à ce délice des délices qu’après avoir ingurgité l’infâme Parmigiano.

Ma soeur aînée ne cessait de pérorer. Elle fait partie du mouvement de libération de je ne sais plus quoi et chaque fois qu’on parle de l’épineux sujet du voile, elle nous ressort de grandes théories. Elle s’énervait en martelant « le niqab et la burka transforment les femmes en moucharabiehs mobiles ». La bouche pleine de vache qui rit, à laquelle j’avais eu droit –ô miracle- sans passer par le pensum habituel, je reprenais progressivement goût à la vie en tentant de participer à la conversation.

- Et pourquoi les hommes cachent leurs femmes ?

En plein sur sa lancée, ma sœur ne m’a pas répondu. Je dois être trop jeune, comme elle me le répète si souvent. Elle faisait sa crâneuse mais j’étais bien sûr qu’elle ne savait pas ce que je savais.

Laissant ma famille à ses joutes, je contemplais le couvercle de la boîte avec émotion et me perdais dans les boucles d’oreilles de la vache, sur lesquelles on devine une vache portant les mêmes boucles qui elle-même … bref une mise en abyme, due au génial dessinateur Benjamin Rabier. Je le connais très bien car j’ai lu plusieurs fois le livre des Fables de La Fontaine qu’il a illustré. Ce recueil appartenait à ma grand-mère, qui l’a transmis à ma mère, qui l’a rangé sur les étagères du salon. Alors Rabier, c’est quelqu’un qui compte beaucoup pour moi, un membre de la famille. En tout cas, toute cette histoire m’éloignait progressivement du débat qui avait lieu entre mère et fille. Chaque fois qu’elles s’attaquent à des sujets sérieux, c’est inévitable, je suis pris d’une irrépressible somnolence.

Je prétends que, dans les moments difficiles de la vie, seul cet animal peut m’apporter un peu de baume au cœur. Ce soir-là, l’éternel combat de la Vache contre le Parmesan n’avait pas eu lieu.

Je repensais à l’aventure que mon ami Yliès nous avait fait vivre quelques semaines plus tôt. Afin que nous ne soyons jamais séparés, celui qui allait devenir mon meilleur ami avait demandé à ses parents l’autorisation d’assister avec moi aux séances de catèch'. Ma sœur, du haut de ses connaissances, avait mis son grain de sel dans les échanges mère-fils, disant que la famille Abdelouhab  devait appartenir à un mouvement islamiste progressiste et populaire. En effet les parents d’Yliès avaient été les seuls à insister auprès de la direction pour que leur fils suive les mêmes cours que moi. Il y avait eu plus d’une âme pour s’en étonner. Yliès ne s’était pas laissé impressionner.

Chaque semaine, nous coloriions côte à côte des images de la Bible. Il récitait avec nous les dix commandements et les béatitudes. Il aura suffit d’une heure pour faire de ce camarade un ami « à la vie à la mort ». Sous les images, soigneusement découpées, mises en couleurs, que nous collions dans un cahier réservé à cette matière, nous devions écrire un texte pour identifier les situations ou les personnages. Lorsque nous avons abordé le baptême de Jésus, le prêtre nous a distribué des images de Saint Jean Baptiste versant l’eau sur la tête du Christ. En ce qui me concerne, mis à part une écriture en pattes de mouches qui faisait le désespoir de tous les enseignants, je n’avais aucun mal à orthographier correctement ce qui se rapportait à la religion. Sans doute la façon d’enseigner cette matière comblait-elle mon éternel besoin de jeu. Yliès se fendit innocemment d’un « singe en batiste » qui fit exploser la classe de rire et le cantonna définitivement au rang des êtres infréquentables. Grâce à lui, j’ai enrichi mon vocabulaire d’un mot que l’on n’utilise quasiment plus. Je l’épaulais dans cette mésaventure cuisante. A partir de ce jour, il m’invita régulièrement à boire une limonade chez lui.

C’est au cours d’une de ces visites, que j’ai appris ce que signifiait le mot « moucharabieh ». Son père, architecte, en a installé un dans leur maison. La plupart du temps les gens - je suis sûre que c’est le cas de ma sœur - n’en connaissent que le sens le plus utilisé : un système qui permet aux femmes de voir sans être vues. Comme les hommes leur interdisaient de sortir de chez elles, c’était le seul moyen de regarder à l’extérieur. Pas de quoi en faire un fromage, chez nous, on appelle ces fermetures des « jalousies » ! Yliès m’a précisé que sa mère allait et venait librement, comme la mienne, et que jamais son mari ne l’empêchait ni de parler à d’autres hommes ni de participer à des réunions où se côtoyaient les deux sexes. Combien d’adultes savent-ils qu’à l’origine un moucharabieh sert à faire circuler l’air ? Ensuite, quand un léger vent passe sur des bassins ou des plats remplis d’eau, ça donne de la fraîcheur. Pas de clim’ chez mes amis, juste cet ingénieux procédé.

***

- Vous avez fini de relire ? Passons à la correction de la dictée. Je vous laisse noter vous-mêmes, en fonction du barème que vous connaissez bien, selon qu’il s’agit d’une faute de conjugaison, d’accord, d’orthographe ou d’usage. Je vérifierai ensuite.

- Marie, commence s’il te plaît

- C’était dur, Madame, tous ces mots.

- Oui, nous utilisons certains termes sans savoir que nous les avons empruntés à d’autres cultures. J’ai voulu vous montrer que nous avons pris des mots aux autres peuples et qu’ils nous sont nécessaires. Comment nous passer d’arithmétique, zéro, moucharabieh, émir, méchoui, taboulé, gazelle ? Ils nous viennent des arabes. Les hébreux nous ont donné : abbé, abracadabra, chameau, cidre, charivari, sac. Vous êtes plusieurs à être nés ailleurs, vous voyez la langue est une belle illustration d’intégration. Bon à toi, Marie.

Marie lit sa phrase. Madame Trenta l’arrête pour lui demander la signification du mot « moucharabieh ». Elle l’ignore. La prof’ interroge la classe. Mon doigt part comme une flèche dans le ciel de l’innocence. Je l’agite frénétiquement.

- Oui, Julien.

J’explique, le feu aux joues. Je suis vivement félicité. C’est la première fois que je brille dans cette matière.

-Parfait, Julien. A présent, épelle « moucharabieh ».

Je prends une bonne respiration et d’un seul coup, d’un seul, je débite le mot en petits morceaux, n’omettant surtout pas la majuscule.

- M-o-u-c-h-e à R-a-b-i-e-r…