Concours de nouvelles 2011

Catégorie Adultes

 

2ème prix ex-aequo : "Germain" de Jean-Marie PALACH

Lorsque ma compagne m’a annoncé qu’elle était enceinte, je n’ai pas su quoi dire.

J’ai bien vu qu’elle hésitait. Elle s’était doutée que la nouvelle allait me perturber.

En fait, non, elle m’a juste semblé étrange. Devenir papa, c’est une expérience que j’avais déjà éprouvée à deux reprises. Mes deux premiers enfants avaient alors vingt-quatre et vingt-deux ans.

Les jours suivants, la réalité a lentement cheminé à travers les méandres de mon cerveau. Les risques de l’aventure me sont progressivement apparus. Le gamin naîtrait pour mes cinquante-cinq ans, somptueux cadeau d’anniversaire, certes, mais pari osé sur ma propre longévité et ma capacité de m’occuper correctement d’un enfant dont l’ascension soulignerait mon déclin. Au début, je pourrais lui donner le biberon, écouter ses doux babils, le porter dans mes bras, l’aider à assembler des cubes multicolores, mais ensuite, je serais bien obligé d’avouer mon impuissance à le suivre dans des jeux plus exigeants, les parties de foot, de tennis ou les escalades en montagne.

Mes réflexions n’ont pas entravé les lois de la nature. Quelques mois plus tard, Germain – nous lui avons donné le prénom de mon grand-père paternel qui, clin d’œil du destin, avait épousé en secondes noces une veuve de la guerre de quatorze dix-huit avec laquelle il avait conçu mon père, né pour ses cinquante-cinq ans – a montré le bout de son nez. Il a poussé son cri un matin dans les bras du chirurgien qui l’a extrait de son abri après la césarienne.

Pour ma part, je n’ai pu observer sa petite frimousse que l’après-midi, à la maternité. Dès que j’ai aperçu son minuscule corps malingre, noyé dans la coque de plexiglas et son pauvre crâne déformé, j’ai compris. Les explications embarrassées du personnel soignant ont confirmé mes craintes. Pour une raison obscure, le bébé était sorti difforme. La dissymétrie de sa tête démentait les rares tentatives pour nous rassurer, sa mère et moi. D’ailleurs, les visiteurs les mieux intentionnés n’ont pu dissimuler un mouvement de recul en découvrant notre avorton. Leurs regards en coin exprimaient la pitié. Certains ont écourté leur passage en redoutant que notre malheur ne fût contagieux.

J’ai compris que le destin venait de m’envoyer un nouveau défi, au moment où je me préparais à goûter une retraite tranquille, simplement ponctuée par les rares visites de mes grands enfants et les disputes au sein du conseil municipal auquel j’envisageais de me consacrer pour meubler mon temps libre.

Le défi de conduire cet être mal doté vers une existence convenable, de le protéger d’un monde qui ne se priverait pas de profiter de ses faiblesses.

Cette perspective aurait dû m’accabler. Curieusement, elle m’a enthousiasmé. J’ai été requinqué par la mission redoutable qui m’incombait et je me suis promis de l’accomplir. J’avais aimé mes deux aînés. J’aimerais celui-ci plus encore. J’avais essayé d’être un jeune père attentif malgré ses maladresses. Je serais un vieux père parfait. Je préviendrais toutes les attaques, je compenserais les déficiences de mon têtard mal né, je devancerais les critiques, je lui épargnerais les frustrations et les vexations. Je trouverais pour lui le chemin le plus sûr.

Ma compagne a feint d’ignorer la disgrâce de notre rejeton. Sans doute le contemplait-elle avec l’indulgence d’une mère. Je ne lui ai pas confié mes certitudes et je me suis juré de la ménager quand elle aussi devrait se rendre à l’évidence.

Les années corroborèrent mon pronostic. Germain ne marcha qu’à deux ans. Il fallut attendre sa troisième année pour qu’il émette des sons compréhensibles. Pourtant, sa mère et moi n’avons pas ménagé notre peine pour le stimuler, lui fredonner les airs de circonstances et agiter sous ses yeux des objets de toutes couleurs censés éveiller son intelligence. Lors de nos sorties au parc voisin, les parents s’émerveillaient des progrès constants de leur marmaille. Nous promenions notre enfant silencieux, ses yeux inexpressifs ouverts sur le monde. Des âmes bien intentionnées nous interrogeaient sur son âge, ses distractions puis, atterrées par nos réponses, elles retournaient piteusement à leurs occupations en nous glissant des regards empreints de tristesse.

Loin de m’abattre, ces épisodes me dopaient. Ils décuplaient mon amour pour Germain et j’échafaudais ensuite des plans pour son avenir, mes châteaux en Espagne. S’il arrivait un jour à parler, écrire et compter correctement, je l’orienterais vers un métier manuel, menuisier comme son grand-père ou boulanger comme ses arrières grands-parents. S’il ne parvenait pas à maîtriser les rudiments de l’éducation, d’autres métiers pourraient néanmoins lui offrir une autonomie relative, bûcheron, gardien de parc. Grâce à de patientes recherches, j’élargissais chaque jour la liste des professions auxquelles il pourrait prétendre.

A quatre ans, nous nous résolûmes à le laisser entrer à la maternelle. Pas de gaîté de cœur. La confrontation avec ses semblables ne pouvait que montrer son handicap. Semaine après semaine, le personnel de l’école nous signala son mutisme, sa propension à rester dans son coin, solitaire, en se contentant d’observer le monde autour de lui.

De mon côté, je le choyais. Quand je le récupérais à la sortie de l’école, je lui racontais pendant des heures ma jeunesse tumultueuse, mes amitiés et mes amours, des anecdotes savoureuses, des secrets que je n’avais livrés à personne auparavant. Jamais public n’a été aussi calme. Parfois, ma compagne me reprochait de l’agonir de fadaises mais l’enfant lui adressait son sourire énigmatique et elle nous abandonnait à notre complicité inédite d’un vieillard radoteur et d’un gamin muet.

En dépit de ses lacunes, Germain séduisait. Je constatais bientôt ce surprenant phénomène. Ainsi, son institutrice de grande section de maternelle accepta son passage au cours préparatoire. Je mis cela sur le compte de l’attachement de l’enseignante à mon fils et de sa volonté de ne pas rajouter un retard scolaire à ses autres fardeaux.

Bizarrement, ses collègues de l’école primaire adoptèrent une attitude identique. Germain souffrit pour maîtriser les bases de la langue et du calcul. Le soir, je consacrais de longs moments à réviser avec lui les nouveautés de la journée, sans grand espoir. Pendant que j’ânonnais les conjugaisons ou les principes des opérations, il hochait la tête en me fixant tendrement, sans comprendre. A la fin, il répétait quelques bribes de mes interminables démonstrations et je m’en satisfaisais. Mon opiniâtreté et sa douceur, sa gentillesse que tous louaient, se conjuguèrent pour convaincre les professeurs de lui épargner un redoublement. Notre stratagème l’entraîna jusqu’au collège. Je savais que ma patience et mon amour ne suffiraient pas à le hisser au-delà. Aussi m’appliquais-je à l’initier aux arts que je pratiquais pour qu’il ne soit pas démuni le jour – que je devinais proche - où ses limites seraient atteintes. Je l’initiais aux techniques subtiles de la botanique, de l’horticulture et de la peinture sur soie.

Je lui dévoilais également les règles du jeu d’échecs que je maîtrisais assez bien. A ma grande surprise, Germain se révéla un disciple doué. Au début, ma complaisance lui permit de gagner quelques parties. Mais quand il eut dix ans, je dus m’employer pour le vaincre et, une année plus tard, il me surpassa systématiquement. Je renonçais d’ailleurs à ce jeu stupide. Les éclairs de mon garçon dans ce domaine ne modifiaient en rien l’avenir sombre que ses inaptitudes lui préparaient.

Ma compagne s’obstinait de son côté à le traiter en enfant ordinaire, « normal » pour utiliser un adjectif qui m’horripile. Son aveuglement, feint ou volontaire, me fascinait. Nos conversations tournaient court. Elle refusait d’entendre mes projets de le retirer du collège pour l’intégrer dans une structure plus adaptée, un établissement technique dans lequel il pourrait acquérir une compétence de jardinier, de maçon ou d’électricien. J’eus beau récupérer des notices explicites sur les débouchés de ces filières et lui garantir qu’il aurait ainsi des revenus certains, elle m’opposait un refus farouche, glacial, définitif. Et je ne reconnaissais plus la tendre amoureuse qui se pliait à tous mes caprices quand elle se muait en une lionne sauvage persuadée de défendre les intérêts de son lionceau.

Germain m’adorait. Il préférait ma compagnie à celle des adolescents de son âge. Pour répondre à ses questions – les questions simples d’une âme simple - je plongeais dans les livres, je butinais des heures sur Internet. Souvent, les réponses s’avéraient ardues à formuler et je m’efforçais de les simplifier pour les lui rendre accessibles.

Peut-être mes recherches l’aidèrent-elles à décrocher son billet pour le lycée. Ou le nivellement par le bas de l’enseignement en fut-il responsable. Toujours est-il qu’il fut admis en seconde. Je rangeais mes dossiers d’inscription que j’avais déjà complétés pour le diriger vers un certificat d’aptitude ou un brevet d’études techniques et je m’efforçais d’explorer d’autres voies vers lesquelles je pourrais l’aiguiller lorsqu’il tomberait brutalement du piédestal où l’incurie de l’Education Nationale et l’amour inconditionnel de sa mère l’avait expédié. La chute risquait d’être douloureuse. Je me souvenais des efforts que j’avais personnellement dû consentir à ce stade de la scolarité.

Le fossé entre ma compagne et moi s’élargit. Elle se félicitait des bulletins trimestriels complaisants qui décrivaient les progrès de notre fils. Je renonçai à argumenter et me contentai de fustiger intérieurement le peu de sérieux des professeurs qui lui attribuaient des notes ubuesques, des quinze en Maths, des dix-huit en Français, des vingt en Physique. Quelle déconfiture du système d’enseignement révélaient ces appréciations absurdes, « élève brillant », « peut prétendre aux écoles les plus prestigieuses » ! Sa mère triomphait. Je me raisonnais pour garder mon calme et me tenais prêt à le secourir quand la baudruche se dégonflerait. Alors, moi, son géniteur, l’homme en qui il avait toute confiance, je lui indiquerais comment se dégager du champ de ruines dans lequel des pédagogues peu scrupuleux l’auraient fourvoyé. Et j’élaborais les nouvelles pistes, je découvrais les nouveaux horizons que je lui proposerais.

J’avais accepté de me vouer à la défense de ce fils tard né que le ciel m’avait alloué comme une charge et une offrande lumineuse. Et je reconnaissais humblement qu’il avait donné à mon existence une épaisseur, une richesse, un sens que je ne soupçonnais pas. Par lui, j’avais atteint des vertus d’abnégation, de désintéressement que je supposais réservées aux purs esprits.

Mais je redoutais l’heure de la vérité. Pas pour moi, je m’y préparais depuis sa naissance. Pour lui et, surtout, pour sa mère. Après tant de louanges imméritées, comment supporteraient-ils la révélation de sa médiocrité ?

La comédie hypocrite que je n’osais plus dénoncer pour ne pas heurter ma compagne se poursuivit. Plus rien ne me surprenait. Germain obtint soi-disant son bac avec mention très bien et rejoignit dans la foulée une classe préparatoire scientifique d’un lycée renommé. Je me tins coi et j’attendis le moment où je devrais jouer mon rôle pour préserver le gamin. Pendant ce temps, il bûchait pour réussir les concours.

Un évènement ébranla cependant mes certitudes. Un jour, je revins inopinément chez nous après avoir annoncé que je partais pour la matinée. J’avais oublié un document. Germain parlait avec sa mère. Leur conversation m’intrigua. Je m’approchai pour écouter. La voix de mon fils résonna, claire et forte.
- Ne t’inquiète pas, maman, papa est spécial, c’est vrai, mais c’est un type formidable. Je crois que je suis le seul à le comprendre. S’il t’arrive quelque chose, je m’occuperai toujours de lui, je te le promets.

J’ai renoncé à mon document et je suis reparti, troublé. Que mon garçon s’occupât de moi, quelle drôle d’idée ! J’avais du mal à l’imaginer.

Et puis, un mois plus tard, je dus capituler et admettre la fin de mes illusions. Le gamin avait dévolu ses mois de mai et de juin à courir les salles d’examen pour affronter les épreuves écrites puis orales d’admission aux grandes écoles. Il patientait désormais sans se départir de sa sérénité habituelle.

Un matin, je lisais le journal dans le salon. Germain alla retirer le courrier. Il revint vers moi, une lettre, ouverte, à la main. Il me souriait mais je voyais bien qu’il était ému, les yeux légèrement embués.

J’eus une première pensée égoïste. Les notes minables que des jurys anonymes avaient infligées à mon enfant mettaient certainement un terme à cette mystification qui durait depuis trop longtemps. A moi de trouver les mots justes pour le consoler et l’arracher à ces chimères.

Je me levai. Il se jeta dans mes bras et s’écria : C’est grâce à toi !

Je parcourus la feuille qu’il agitait, pour comprendre ses propos. Je dus la relire trois fois pour assimiler la signification des mots tellement ils me parurent abscons. Germain était reçu à l’école Polytechnique. Major de sa promotion.

Les amis défilèrent à la maison pour nous féliciter. Devant eux, devant mon fils, devant ma femme, j’ai fait bonne figure.

A vous, je peux le dire.
Cet enfant, il m’a déçu.