Concours de nouvelles 2011

Catégorie Adultes

 

1er prix : "Speed dating" de Claudine ESBELIN

Vue de loin, elle paraît assez mignonne. Haute, souple, mince. Une liane. Lorsqu’elle s’assoit en face de moi, je me ravise. Trop diaphane pour être vraiment comestible. Elle ressemble à une banane sans taches, une de ces bananes conçues pour l’exportation, à l’impossible maturation, qui ne vous laissent entre langue et palais que la fadeur glacée d’un flocon de neige. En conséquence je décide de ne pas lui livrer mon vrai nom.
- Julien Gracq, fais- je avec une inclinaison de la tête, et mon fameux demi- sourire, plus charmeur paraît-il que le sourire entier.
- Enchantée, dit-elle, l’œil vide, je suis Camille, Camille Alban. Elle jette un coup d’œil à la montre minuscule qui encercle son poignet osseux et reprend d’un ton de maîtresse d’école :
- Nous avons quatorze minutes… cela nous fait sept minutes chacun. C’est un bon signe, sept, n’est-ce pas un nombre magique, les sept jours de la semaine, les sept péchés capitaux…
Les sept nains, dis-je, car elle me fait penser à Blanche-neige, cette morte vivante, à ceci près que je ne veux pas être le Prince chargé de la réveiller d’un baiser.
Elle a un demi-sourire, et j’espère qu’il n’est pas plus charmeur que son sourire entier, sinon mieux vaut éviter gracieusetés et plaisanteries et s’en tenir à la face lugubre du monde.
- J’habite Nancy, reprend-elle, je suis fille unique, mes parents sont décédés, me laissant un prospère commerce de spiritueux, je suis célibataire, je suis catholique, je suis contre l’avortement et pour le rétablissement de la peine de mort, je veux trois enfants, et je ne veux pas d’un mari qui soit riche - j’ai suffisamment d’argent - mais d’un mari qui soit beau, car je veux de beaux enfants.
Elle me scrute, sourcils froncés, et déclare : Vous pourriez faire l’affaire… si vous étiez rasé d’un peu plus près.
Je me garde bien de lui suggérer qu’il s’agit d’un état transitoire et remédiable, et ravale mon demi-sourire ravageur
- A moi, dis-je, à mon tour…
- Attendez, me coupe-t-elle, je n’ai pas terminé, je ne vous ai pas parlé de l’intime.
Je frémis, mais elle reprend sur un ton de conspiratrice :
- En vérité, j’écris, je suis écrivaine. Ecrivaine jugulaire, ou écrivaine cave ?
J’essaye de plaisanter, histoire de voir si elle a de l’humour. Aussitôt je m’en veux, car elle a à nouveau cette crispation spasmodique qui lui tord la bouche, et je me hâte de la ramener vers les sphères éthérées de la création littéraire, en lui demandant ce qu’elle écrit.
- Des romans pour jeunes filles, dit-elle.
Je pense à la louloute que j’ai draguée l’autre soir en boîte de nuit, à qui je donnais vingt-cinq ans jusqu’à ce qu’elle m’en avoue seize, et qui buvait de la vodka à même le goulot comme un vieux marin de la mer baltique. Quelles jeunes filles ? ai-je envie de demander, mais Camille enchaîne avec une animation soudaine qui lui fleurit le teint de plaques roses, et je sens que pour l’intime, je vais être servi.
- Lorsque j’avais treize ou quatorze ans, je lisais chez mes grands parents des romans qui avaient appartenu à ma propre mère, des romans de Delly, vous connaissez Delly ? il s’agissait toujours de jeunes filles sensibles et romantiques mais qui se dirigeaient vers une certaine émancipation, elles avaient quelque chose, voyez, quelque chose d’insolent, non, le terme est trop fort, quelque chose d’impudent, une sorte de désir d’affirmation de soi et de gaieté juvénile, et elles faisaient l’apprentissage de l’amour, ce qui les obligeait à renoncer à la futilité qui avait fondé leur jeunesse, vous voyez ce que je veux dire, et toutes les jeunes filles se reconnaissaient forcément en ces héroïnes qui tombaient amoureuses d’un bel inconnu ténébreux, généralement brun et grand – elle me jette un coup d’œil avide, et à nouveau je frémis, car je suis grand, brun, et ténébreux, et je lui suis inconnu, – et qui, ce faisant, renonçaient à l’enfance, eh bien je crois que les jeunes filles actuelles ont toujours envie de lire ce genre de choses, les jeunes filles sont intemporelles.
- C’est vous qui êtes intemporelle, ma chère Camille, lui dis-je, les jeunes filles, si jeunes filles il y a, n’attendent plus le Prince Charmant. Il y a longtemps qu’elles savent que l’écuyer est mieux monté que le Prince, et le cheval encore mieux que l’écuyer.
Elle s’en va, choquée, tandis que je rigole en regardant ma montre. Suave Camille Alban, je pense, suave Calmant à bille, romancière pour rosières disparues.

Je songe à me lever pour me dégourdir les jambes jusqu’au bar, mais déjà trottine lourdement vers ma table un petit boudin à pattes courtes et cheveux frisottés
- Hou ! crie-t-elle en se laissant tomber sur sa chaise, enfin un beau gosse ! Ce que j’ai pu me payer comme tanches, ce soir, c’est pas croyable ! Rien que des gras du bide, des bigleux et des aïeuls !
Celle-là, pas la peine de balancer cent sept ans à me demander si je lui offre le dévoilement de ma véritable identité, Julien Lemarchand, consultant, ou le masque de mon pseudo préféré.
- Julien Gracq, je fais, lui servant par habitude mon fameux demi-sourire.
- Hou ! Qu’il est mignon ! glousse-t-elle. Moi je m’appelle Marisol.
- C’est très joli, dis-je, presque sincère, souriant à moitié.
- Je suis d’origine espagnole, Marisol Cienfuegos, car j’ai repris mon nom de jeune fille.
Encore les jeunes filles, cette légende urbaine pour célibataires ! Les jeunes filles d’avant Jésus-Christ.
- Vous êtes divorcée ? je m’enquiers.
- Tout juste, Auguste, dit-elle, et mes filles ont besoin d’un père.
Elle extrait de son sac à main un portefeuille fatigué d’où elle tire un cliché pâlichon représentant deux fillettes plissant les yeux face au soleil.
- C’est moi qui ai pris la photo, se rengorge-t-elle.
- Bravo ! dis-je, en jetant un coup d’œil à ma montre.
- Elles s’appellent Shearon et Peggy-Sue ! Hein qu’elles sont trognonnes ?
- Trognonnes ? Chiron et Peggy- Sioux ? je dis, stoïque.
- Ché-ro-ne, fait-elle, et Peggy-Sioux, voui ! Elles veulent un papa à la maison !
Elle me regarde droit dans les yeux.
- Et moi aussi, je veux un homme à la maison ! les femmes, les vraies femmes – elle me fait un clin d’œil – ont des besoins, tu vois ce que je veux dire
Je pense qu’elles ont surtout, chevillé au corps, le besoin de croire au Père Noël, qu’il soit engoncé dans sa traditionnelle cape rouge en poil de yak ou une éblouissante armure de chevalier grinçant à chaque pas.
- Eh bien, on se rappelle à l’occasion, dis-je, égrenant un numéro de téléphone que je viens d’inventer.
- Comment tu m’as dit qu’tu t’appelles, déjà ? demande-t-elle.
- Julien Gracq, je fais.
- C’est chou ! dit-elle en m’envoyant un baiser. On dirait un nom d’acteur !
Adieu, Cienfuegos, Cienfuegos al culo ! je me dis, mélancolique, et décidé à lever le camp.

Et puis arrive, portée par le flux aléatoire de ce ballet d’épicerie, chaloupant sur des talons aiguilles, une grande brune à la robe écarlate outrageusement ajustée, et qui s’assied en face de moi avec une autorité souveraine. Tout est trop grand chez elle, le nez, les yeux, la bouche, les dents, les mains, ce qui lui confère un certain charme. A moins qu’il ne s’agisse d’un travesti, me dis-je, hésitant à sourire à moitié, légèrement troublé.
- Julien Gracq, je fais sans réfléchir.
Elle me regarde dans les yeux.
- Ursule Mirouet, dit elle.
J’éclate de rire, puis je lui donne ma carte de visite.
- Un point partout, je dis, y allant franchement de mon demi-sourire.
- Consultant ? Quel type de consultation ? demande-t-elle.
Et elle me tend sa carte.
- Agnès Desable, agent immobilier, dis-je lisant à voix haute. Et dans la foulée, je lui demande, intrigué :
- Pourquoi Ursule Mirouet ?
- J’ai essayé Eugénie Grandet, mais il m’est arrivé de tomber sur des hommes cultivés, qui cherchaient dans leurs souvenirs en me demandant si on ne s’était pas déjà rencontrés quelque part. J’ai donc dû chercher plus… confidentiel.
Moi, au moins, avec Julien Gracq, je passe partout, lui dis-je.
Il y a un silence, le temps pour elle sans doute de soupeser le caractère irréfutable de cette affirmation.
- On ne vous prend jamais pour un chanteur ? demande-t-elle
- Plutôt, parfois, pour un acteur, dis-je.
- Oui, c’est la sonorité, m’explique-t-elle, ou le rythme, harmonie binaire et liquide du prénom, suivie du claquement du nom  Ju-lien-Gracq, John-ny-Depp…
- Agent immobilier, dis-je, vous faites plutôt de la vente ou plutôt de la location ?
- Je vends des châteaux en Espagne, me répond-elle.

Là, elle commence à m’intéresser : enfin une femme qui ne cherche pas, désespérément, à se procurer des châteaux en Espagne, mais bien plutôt à les fourguer.
- Racontez-moi, lui dis-je, souriant à moitié de toutes mes dents.
- J’achète, dans des provinces espagnoles reculées, des châteaux, enfin, plutôt de grandes bâtisses, d’anciennes maisons de maître, des manoirs déglingués, des hôtels abandonnés, que je photographie sous des angles avantageux et des cieux tropicaux, afin de créer d’impérieux désirs de possession immédiate chez des internautes nordiques et fortunés. Ils doivent payer, ou s’engager à le faire, avant d’avoir effectivement visité la demeure.
- Et payer très cher, j’imagine, dis-je, admiratif. Mais ne courez-vous pas des risques, de plaintes et de procès, d’actions en justice, lorsqu’ils découvrent que le palais s’est changé en citrouille ?
- Je m’entoure des meilleurs avocats, dit-elle, il s’agit de rédiger finement les contrats. La société marchande dans laquelle nous vivons est une société de faussaires et d’usuriers, ce qui l’oblige également à être une société procédurière à outrance n’est-ce pas ? fait-elle.
- Certes, dis-je, et tout le monde le sait, et s’en accommode.
- Le rêve n’a pas de prix, c’est tout, reprend elle, quand on a compris cela, on a tout compris.
- Vous me plaisez, dis-je.
- Vous ne me déplaisez point, Julien Gracq, dit-elle.
- Dois-je l’entendre comme une litote ? je lui demande.
J’ai la bouche douloureuse à force d’à demi-sourire, mais l’effort en vaut la peine. Elle, Ursule-Agnès, ne sourit pas. Elle est sérieuse dans tout ce qu’elle fait, sans doute, tendue de tout son être vers l’euphémisme et la négociation.

Comme elle me plaît !
Surtout, ne pas la brusquer !
Ne pas lui donner à penser qu’elle pourrait susciter en moi quelque chose qui pourrait s’apparenter, peut-être, à de l’amour !

J’imagine.
J’imagine une collaboration fructueuse, et qui n’exclurait pas la tendresse.
J’imagine une entente scellée dans le cuivre d’une plaque rutilante, au bas d’un bel immeuble construit en pierre de taille. «  Cabinet Lemarchand-Desable » pourrait-on lire sur la plaque.
Et au-dessous : «  châteaux en Espagne »

Si des gogos se laissaient attraper, c’est qu’ils le voudraient bien, avec une enseigne aussi explicite, et tout à la fois évocatrice. C’est même, au fond, ce qu’ils attendraient de la vie, leur vœu le plus cher, leur désir secret, que de se laisser attraper, comme des mouches par du miel.
Car tout est dans la puissance d’évocation, j’en suis convaincu, et dans la rédaction des contrats, bien sûr.
- Nous allons bien nous entendre, dis-je.