CONCOURS DE NOUVELLES 2006

" La Danse "

 

1er prix Adultes : ''La danse de ma vie'' de Mr Grégory ROBERT.

La musique s’arrêta net et les mouvements de mon corps aussi. Elle ne put retenir un petit rire et c’est un peu gênée mais avec une tendresse bienveillante qu’elle me dit : « Excuse-moi, c’est idiot mais à ta façon de danser, un peu sauvage mais sophistiquée, on croirait que tu es une espèce d’assassin sanguinaire, un tueur à gages ou quelque chose comme ça ! »
Elle n’avait pas voulu me vexer, pourtant c’était la dernière fois que je la voyais. Atterré par sa réflexion, j’étais parti loin d’elle, loin de ce qui avait jusqu’alors ressemblé à la délicate naissance d’une incroyable osmose, loin d’un bel amour qui se serait sûrement rapidement transformé en une passion dévorante. J’étais parti à temps. Tout avait pourtant si bien commencé. 
Par un heureux hasard de circonstances, j’avais rencontré Julie et par un hasard encore plus heureux, j’avais réussi à lui plaire. C’est une période de bonheur quasi-irréelle qui débuta. Julie était magnifique. Comment la décrire de la façon la plus juste ? Le plus simple est de s’imaginer une fille superbe et de multiplier par dix la beauté de la femme que l’on a en tête ne serait-ce que pour un peu appréhender le miracle de son charme. Plus j’essayais d’apprendre à la connaître et plus elle me fascinait. En effet, elle était mystérieuse et refusait toujours de parler d’elle et de sa vie. Au fond je ne savais pratiquement rien d’elle sinon qu’elle était danseuse et que c’était là sa vraie passion. Sur ce thème, elle pouvait parler des heures durant mais dès que la conversation s’orientait vers des sujets plus personnels, elle était visiblement troublée et devenait soudainement muette.
Un soir cependant, après une journée d’entente parfaite, passée comme dans un rêve, je lus dans son regard, habituellement doux et langoureux, une fougue et une détermination qui me surprirent. Le magnifique bleu clair de ses yeux semblait teinté par la lueur ardente d’un feu intérieur. C’est d’une voix tremblante mais sur un ton assuré qu’elle me dit : « Tu sais, je me suis vraiment attachée à toi et je sens que je peux avoir confiance, que je peux te parler, que tu me comprendras. » Elle s’éloigna un peu et s’immobilisa au milieu du salon, face à moi. La pièce était éteinte, seules les flammes vacillantes de quelques bougies apportaient un peu de lumière, une lumière rougeoyante et mobile qui donnait à ma Julie un air de déesse brûlante. Sa beauté s’en trouvait encore accrue, ce qui, je peux vous le garantir, me coupa littéralement le souffle. Comme possédée, elle prononça ces quelques vers :

Je veux danser pour toi, t’offrir la plus jolie
Mais la plus éprouvante des chorégraphies.
Tout ce qui est passé, ce que j’ai ressenti
Pour toi seul mon amour, je vais danser ma vie.

Elle ferma les yeux, resta quelques secondes sans bouger puis se mit soudainement en mouvement. Après avoir regardé tout autour d’elle avec un air de profond étonnement mêlé de surprise, comme si c’était la première fois qu’elle voyait les lieux, elle se mit à sautiller légèrement, les mains derrière le dos. Je restai interdit et me demandait si la chorégraphie en question avait commencé et si oui pourquoi Julie n’avait pas pris la peine de mettre de la musique. C’est alors qu’elle commença à agiter les bras, d’abord le gauche qu’elle étira jusqu’à ce qu’il soit perpendiculaire au reste du corps, puis qu’elle ramena délicatement vers elle avant de procéder de même avec le droit. Toujours en sautant joyeusement sur un pied puis l’autre, elle continuait d’agiter ses bras de façon un peu désordonnée mais touchante tant cela rappelait un enfant s’amusant pendant la cour de récréation.
Je souris de voir ma Julie si mignonne avec ses mimiques de jeune écolière mais alors que ses gestes s’amplifièrent, alors que derrières ses beaux cheveux noirs son regard azur se faisait de plus en plus espiègle, j’entendis d’abord un murmure lointain qui se fit progressivement plus distinct jusqu’à devenir une mélodie clairement audible, celle d’une comptine, simple et peu rythmée mais étrangement rassurante. Je me tournai instinctivement vers la chaîne stéréo : elle était éteinte. C’était incroyable. La musique flottait pourtant dans toute la pièce, pas seulement dans ma tête. Julie était-elle expressive et convaincante au point de suggérer et de renvoyer elle-même la musique qu’elle seule entendait, celle qui la faisait danser ? Ou bien était-elle simplement un peu magicienne ? Quoiqu’il en soit, mes hallucinations sonores ne s’arrêtèrent pas là puisque j’entendis soudainement une voix au plus profond de moi. Douce et mélodieuse, je la reconnus instantanément : c’était la sienne. « J’ai cinq ans, je vis dans une jolie maison au pied d’une colline. Elle est entourée de vieux arbres qui en sont les gardiens centenaires, des oliviers. Je suis si heureuse. » Alors je compris : l’histoire de sa vie avait commencé.
Les joyeux sautillements s’accélérèrent petit à petit et les mouvements des bras se firent plus rapides et complexes. Le tempo de la comptine alla aussi crescendo devenant progressivement plus puissant et entêtant : il me sembla bientôt entendre un orchestre de rock au complet martelant un riff endiablé. Julie était complètement déchaînée, balançait sa belle chevelure sombre d’un côté puis de l’autre et remuait énergiquement ses hanches, alors que sa fine jupe, virevoltant et se soulevant au gré des mouvements donnait à la scène une sensualité affolante. Le visage de ma bien-aimée était illuminé d’un sourire malicieux et ses yeux n’en étaient que plus étincelants. « Je grandis, toujours entourée d’un halo de bonheur intense, d’une chaleur si agréable qui me pousse à mordre la vie à pleines dents. Je quitte peu à peu le monde de l’enfance, je deviens une adulte, tout est soudain plus intense, plus rapide, je veux profiter de chaque moment quitte à m’épuiser pour cela. » 
Mais brusquement, l’énergique mélodie cessa. Silence. Julie resta figée. Elle avait l’air terrorisée, hébétée. Ses yeux s’emplirent de larmes, elle porta ses deux mains contre son cœur, puis s’effondra. Au bout de quelques secondes le choc laissa place au désespoir. Toujours au sol, elle s’agita lentement et tandis que la musique se fit à nouveau entendre, un orgue funéraire aux accords lourds et pénibles, son corps étendu exécuta des mouvements lents et torturés suggérant une horrible agonie intérieure. « Je viens juste d’apprendre la terrible nouvelle. Mes parents viennent de mourir, tous les deux, dans de tragiques circonstances. Je suis orpheline, je suis seule, j’ai peur, j’ai à peine quatorze ans. Je vais devoir partir, vivre chez une tante que je connais à peine, loin d’ici, dans une ville, dans une très grande ville. »
Elle se releva doucement, sans volonté, sans précipitation et se remit à danser, ou devrais-je dire à se balancer mollement et sans conviction sur une musique morne et sans vigueur entonnée par deux violons désaccordés et un clavier à la sonorité désespérément claire et insipide. Même dans cet état léthargique, Julie était belle. Son visage angélique portait la tristesse à merveille. Ses longs cheveux et ses vêtements noirs étaient alors le reflet d’une souffrance touchante tant par ce qu’elle avait de cruel que par ce qu’elle avait de magnifique. J’étais subjugué. « Tout me semble si triste, si gris. Mon cœur est glacé. Pourra-t-il un jour se réchauffer ? » 
A mon grand soulagement, la réponse sembla survenir aussitôt car l’insoutenable mélodie laissa bientôt place à un tango très vif. Aussi rapidement qu’elle avait sombrée, Julie refit surface. Bien que seule, elle suivait scrupuleusement le rythme. Ses gestes étaient précis, plein d’assurance et de confiance. Son visage s’efforçait de garder une sévérité inhérente à la danse mais il ne pouvait contenir un léger sourire du coin de ses lèvres si harmonieuses. Quant à ses yeux, le bleu glacial des océans polaires était désormais redevenu le bleu chaud et rassurant de la Méditerranée, celui que je connaissais et qui m’avait immédiatement envoûté.
Le tango se prolongea encore un moment, alors que Julie rayonnait de noblesse et de grâce altière. Elle exécuta alors un vrai florilège de danses toutes que plus variées : rhumba, paso doble, valse et son expression s’illuminait de plus en plus. « Ca y est, j’ai enfin pu réaliser mon rêve. J’ai intégré une prestigieuse troupe de danse, je suis de nouveau heureuse… »
Emu aux larmes, je n’étais pas au bout de mes surprises puisque je reconnus immédiatement l’air qui suivit : c’était ma chanson préférée. Nul besoin de la préciser, l’important c’est l’effet qu’elle a sur moi. Le tempo est assez lent et les notes incroyablement prenantes et déroutantes. Il s’en dégage toujours une atmosphère effroyablement planante et saisissante.
Julie devint tout de suite extrêmement sérieuse. Elle fit une pause et me fixa obstinément. Dès lors, elle ne me quitta plus du regard. Derrière l’épais voile de soie brune formé par ses mèches, ses yeux étaient si pénétrants que je me sentis comme transpercé de part en part. Jamais sa beauté n’avait atteint une telle apothéose. Langoureusement, avec une sensualité indescriptible elle passa ses mains dans ses cheveux puis elle les descendit progressivement avec une douceur et une lenteur infinies, d’abord le long de ses joues, puis de son cou, de sa poitrine, de ses hanches, de ses cuisses jusqu’à ses genoux. Elle s’approcha de moi, d’un pas décidé mais à l’allure mesurée et elle m’embrassa. Ce baiser fut d’une intensité extrême. « Je t’ai rencontré. Tu as su enflammer mon corps et mon cœur. Je te remercie profondément. »
La voix intérieure, la musique mystérieuse qui surgissait de nulle part cessèrent. Tout revint doucement à la réalité mais pas moi. Je n’arrivais pas à me remettre de l’enchantement dont je venais d’être témoin. Julie me regardait un peu inquiète, elle attendait ma réaction. Je ne pus prononcer un seul mot, je me contentai de la regarder, ébloui. Elle déchiffra exactement mes pensées et sembla très émue et satisfaite. Une fine larme coula discrètement sur sa joue. Elle me dit : « Si tu savais comme je me sens comprise, soulagée. » Puis après un moment : « A toi maintenant… Essaye… »
Je repris peu à peu mes esprits, étonné et je répondis : 
- Mais je n’ai pratiquement jamais dansé, tu sais.
- Ce n’est pas grave. Danser sa vie, c’est quelque chose de magique, d’irrationnel, laisse-toi guider par tes souvenirs, par ton cœur et tu verras… 
Encore bouleversé par la féerie de l’instant, je ne pus m’empêcher de croire ses paroles, je me sentais complètement transporté. Sûr de moi, je rejoignis le centre de la pièce. Julie s’était assise et me regardait avec un grand sourire. Je me mis à danser…
La musique s’arrêta net et les mouvements de mon corps aussi. Elle ne put retenir un petit rire et c’est un peu gênée mais avec une tendresse bienveillante qu’elle me dit : « Excuse-moi, c’est idiot mais à ta façon de danser, un peu sauvage mais sophistiquée, on croirait que tu es une espèce d’assassin sanguinaire, un tueur à gages ou quelque chose comme ça ! »
Elle n’avait pas voulu me vexer, pourtant c’était la dernière fois que je la voyais. Atterré par sa réflexion, j’étais parti. Ma réaction peut paraître excessive pourtant j’étais parti à temps. Julie était trop perspicace. Je jetai un rapide coup d’œil à mon ‘outil de travail’, un imposant magnum équipé de son silencieux. Elle avait tout compris, rien qu’en m’observant quelques minutes. Il aurait fallu que je l’élimine, froidement. Malgré mon professionnalisme je savais bien que je n’y arriverais jamais. A chaque fois je repensais à cette nuit inoubliable. Alors que le rythme nous portait, nous l’ignorions tous les deux : ma danse m’avait trahie, la sienne l’avait sauvée…