Concours de nouvelles 2016

2e prix "Adultes"

Les Intitutrices de Gérard Estragon

J'ai toujours habité sur le Plateau. En été il y règne une chaleur caniculaire, en hiver les gens d'ici l'appellent « la petite Sibérie ». Moi, ça m’dérange pas, je ne connais que ce pays et le climat me convient. Comme disait mon père : "C'est pas le temps qui doit s'adapter à nos besoins, c'est nous qui devons nous adapter au temps qu'y fait…" Alors, sûr ! pas question de vivre ici comme en ville. On se défend, on s'habille, on mange gras, on boit de bons coups, on a la peau dure. Bref, on résiste !

J'étais charpentier couvreur comme mon père mais, quand j'ai pris ma retraite, il n'y avait personne pour reprendre mon atelier. J'étais pourtant le seul à trente kilomètres à la ronde pour restaurer les charpentes anciennes et y assujettir les larges et lourdes lauzes de schiste vert. Avec ce métier et l'atelier paternel situé dans un hameau oublié, je n'ai pas pu garder une femme plus de trois ans et je n'ai pas eu d'enfant ; enfin, pas que je sache !

Quand j'ai fermé faute de repreneur, une boîte de Rodez m'a remplacé. Enfin, c'est ce qu'ils prétendent ! Ils écument tout le Plateau et trouvent des clients, des Parisiens qui se la jouent « retour aux vraies valeurs de la terre et de la rusticité », qui achètent des burons en ruine et cherchent des artisans. Y’en a plus ! Alors les mecs de Rodez se présentent et massacrent le boulot. Une vraie misère.

L'été, il y a du monde sur le Plateau. Dans les villages, à c'qu'on dit, c'est la fête tous les soirs. Je me garde bien d'y aller voir. Je reste au hameau, hors de toute agitation ; rares sont les touristes qui viennent nous importuner.

Les premières neiges tombent fin août et tous les Parigots remontent fissa dans leur capitale. On rentre progressivement dans l'hiver après une saison d'automne assez courte, mais que j'aime bien.

En hiver, on a nos habitudes. Je ne sors guère de chez moi. Depuis la retraite, j'occupe mon temps : quand je ne peux plus cavaler dans les bruyères et les genêts, je sculpte des morceaux de bois, restes de mon ancienne activité. Je me suis fait des opinels à ma main et je tue le temps en fabriquant mes « guignols » – c'est comme ça que les appelle. Le maire de Nasbinals, qui était venu chasser par chez moi, fut pris par le brouillard à l'automne dernier. Je l'avais hébergé le temps que ça se lève et il avait visité mon atelier d'artiste, comme il a dit. Je ne sais pas si je suis un artiste mais j'aime bien ce que je fais, et puis ça m'entretient.

Comme c'est moi qui possède la plus grande cheminée, les veillées du vendredi soir se font chez moi. J'alimente le foyer avec des grosses bûches et les voisins, voisines, qui veulent « rompre leur solitude à la veille d'un week-end », comme ils disent, viennent papoter près du feu en sirotant des petits verres. Je distille un peu de gentiane ; c'est pas une boisson d'enfant de chœur mais par chez nous, c'est un médicament contre le froid et... le cafard !

Ces soirées où la tourmente souffle en tempête, s'accélérant sur le Plateau où le vent ne rencontre aucun obstacle, j'accueille en général une petite dizaine de mes voisins. Pas de télé – risque pas ! d'ailleurs, elle passe très mal – ni de jeux de cartes. On cause ! C'est ça qu'on aime. Chacun y va de ses souvenirs. On rappelle les histoires héritées des aïeux. On ne parle pas politique vu qu'on est tous d'accord sur le fait que nous allons tous crever, oubliés de tous ! Nous n'intéressons personne. Dans ces conditions, ça fait longtemps que nous ne votons plus. Alors on raconte le pays, les légendes, les récits hérités des vieux qui ont fait 14-18 et les maquis de 43.

Un soir où j'avais hébergé un randonneur un peu plus curieux que les autres et qui tentait la traversée du Plateau en ski de randonnée, ce sportif courageux me demanda pour quelle raison la croisée des routes à la sortie de Nasbinals se nommait « Les institutrices ».

Tous les présents ce soir-là en connaissaient la raison mais ils ont insisté pour qu'une fois de plus je raconte l'histoire qui appartient au canton et pas au-delà. Pour une fois, un étranger emporterait chez lui la mémoire de chez nous faite de brouillard, de vent dément, de neige abondante, de froid et de gel à faire éclater mes sabots.

Il y a encore une dizaine d'années, nous avions une école communale qui accueillait les enfants des hameaux alentour. A l'époque, deux institutrices, deux sœurs, originaires de Laguiole, avaient été nommées à Nasbinals. Des femmes solides, nées sur le Plateau, qui ne craignaient pas de mener une vie rude. Comment nommer par chez nous des femmes venues d'ailleurs?

Tous les vendredis soirs, elles venaient faire la veillée apportant des bricoles que nous mangions devant l'âtre. Ces demoiselles ne travaillant pas le samedi, les soirées pouvaient s'étirer dans la nuit, surtout si les discussions s'étaient révélées animées. Elles étaient passionnées d'histoire locale et, tout en écoutant les vieux rassemblés devant l'âtre, elles accumulaient des renseignements sur le passé de notre hameau, sur le passé des grands monastères construits dans les endroits désolés du Plateau pour accueillir les pèlerins du Moyen Âge se rendant à Compostelle. A l'époque, je travaillais à la restauration d'un clocheton du monastère près d'Aumont qui soutenait la cloche actionnée par les moines par temps de brouillard ou de tempête de neige, afin de guider les malheureux pèlerins perdus sur le Plateau. Elles ne le connaissaient pas et m'avaient fait promettre de les y conduire dès l'arrivée des beaux jours.

Vers 11 heures, quand je les ai raccompagnées jusqu'au jardin, un brouillard épais s'était installé sur tout le Plateau. On n'y voyait pas à cinq mètres. Les autres personnes présentes étaient toutes du hameau et n'avaient que quelques dizaines de mètres à parcourir. Par contre, les demoiselles Birabant avaient bien trois kilomètres à faire avant de retrouver leur appartement de l'école communale. Elle allumèrent leur lampe torche mais c'était pire : un mur presque opaque renvoyait la lumière, nous éblouissant sans éclairer la route. J'ai gardé intacte la chambre de mes pauvres parents et je leur ai proposé de rester passer la nuit chez moi ; ça se lèverait vraisemblablement le lendemain, en fin de matinée, comme c'est habituellement le cas.

Elles étaient gentilles, les institutrices, et les gamins les adoraient, mais elles n'étaient pas auvergnates pour rien !

« N'insistez pas, Charles, nous allons rentrer chez nous ; depuis le temps, nous connaissons le chemin par cœur. »

Le vieux Pierrou, qui habite la maison voisine, ancien berger, mi-patois mi-français, tenta de les en dissuader :

« Restez donc ! Le brouillard, c'est rien que diableries et compagnie ! Par temps de brume, même mes grandes Aubrac ne bougeaient plus. Pas folles, restaient tranquilles ! »

J'ai vraiment insisté car je trouvais ce brouillard d'une densité exceptionnelle mais rien n'y a fait : ces intellectuelles n'écoutent pas bien les conseils des gens comme nous !

La veuve Laborde voulut également les retenir et, devant leur entêtement, leur recommanda de s'en remettre à St Christophe, ce qui fit sourire les demoiselles.

Vers 4 heures du matin, j'ai été réveillé par un volet qui battait avec force contre le mur de la maison. Un vent violent chargé d'une neige lourde et épaisse soufflait comme un dément. Il y avait déjà une bonne couche sur le rebord de la fenêtre. La tourmente qui avait succédé brutalement au brouillard a soufflé durant trois jours. J'ai dû sortir par la fenêtre de la cuisine pour aller déneiger ma porte d'entrée et il m'a fallu deux bonnes heures pour dégager la porte du hangar dans lequel dormait mon chien.

A la radio, ils ont annoncé qu'à certains endroits il était tombé trois mètres de neige mais que le vent avait créé des congères de plus de cinq mètres de haut. Le ciel, dans ce matin glacial, était magnifiquement bleu. Nous n'avions plus d'électricité ni de téléphone et nous fûmes isolés durant quinze jours.

Le gars d'Aumont-Aubrac, le Jacquot qui élève des chiens de traîneaux, fut le premier à nous joindre. Il se renseigna sur la santé et les besoins urgents des douze habitants du hameau mais il s'inquiéta surtout du sort des institutrices. L'alerte n'avait été donnée que quatre ou cinq jours après la veillée vu qu'aucun gamin n'avait pu se présenter à l'école. Leur disparition avait été signalée dans tout le canton et certains savaient qu'elles passaient la veillée chez moi.

On tenta des recherches mais des épisodes neigeux se succédèrent à un tel rythme que toutes les investigations étaient régulièrement interrompues et que, comme finit par le dire le brigadier Courtat, un gendarme de Murat qui connaissait bien la montagne :

« Autant chercher une aiguille dans une botte de foin ! »

Une remplaçante vint faire la classe mais tomba malade au bout de quinze jours et, finalement, l'Education Nationale accepta que le curé de Nasbinals et sa bonne fassent la classe en attendant la rentrée en octobre.

Le printemps fut tardif mais un soleil vif vint enfin à bout des énormes congères de neige figées par le gel en gros tumuli, durs comme du granit.

C'est un jour de brouillard également, où le Paul de St Amand-des-Cots, rentrant un peu gris de la foire de Nasbinals, tomba dans un fossé. Dans la brume, il reconnut le corps des deux institutrices serrées l'une contre l'autre, étroitement enlacées comme pour préserver leur chaleur, parfaitement conservées, les yeux grands ouverts, du givre emprisonnant leurs cheveux. Paul crut à un cauchemar, à une attaque de delirium tremens, puis, se ravisant, courut avertir les gendarmes.

On renonça à séparer les demoiselles et il fut décidé de les enterrer telles que le brouillard et le froid les avaient figées dans la mort.

C'est comme ça, jeune homme, dis-je en concluant, que le charpentier que je suis a été amené à fabriquer un cercueil… à deux places.