Concours de nouvelles 2016

Mention spéciale du jury

Le nid en coton de Elise CASSAIGNE

Le brouillard s’est installé partout au dehors comme s’il était chez lui. Il a enfermé le village et la campagne sous un dôme de lumière diffuse. De temps à autre, un œil blanc tente de regarder au travers. Seuls les contours du clocher et la silhouette grise des arbres résistent à la gomme. Hier, elle a voulu aller voir où le voile s’arrêtait. Elle a couru vers lui, mais il était toujours là. Quel gourmand, il a vraiment tout avalé, même les couleurs ! Pas grave, dans sa tête, elle a une palette de peinture et elle peut tout ré-colorier! En rentrant dans la maison, sur son pull de laine, des milliers de perles d’eau minuscules brillaient. Elle s’est dit que le brouillard, c’est la pluie qui en a eu assez de tomber. Alors elle s’est faite toute petite, toute fine, pour pouvoir s’envoler et repartir là-haut dans le ciel…

«  Le brouillard a tout mis dans son sac de coton ».

Le poème de Maurice Carême déchire le songe de Line et la ramène dans la cour de récréation. Les enfants batailleurs s’égaillent dans tous les sens. Un ballon égaré surgit du ciel blanc et se fracasse contre la porte d’entrée. Des cris, comme une volée d’étourneaux. Line se tapit un peu plus sous la fenêtre de la classe des grands, là où Diane, sa grande sœur, travaille encore. C’est l’heure de la récitation.

Cette poésie de circonstance, que la maîtresse a donnée à apprendre aux CM2, elle, la petite de maternelle, la connaît par cœur. Diane l’a répétée encore et encore. Diane, elle est la première, elle travaille bien, elle travaille tout le temps. Elle se bagarre aussi, pour la défendre quand on l’embête. C’est pour cela qu’elle l’attend, tous les jours, sous la fenêtre. Line est « différente ».

La maîtresse a dit à Maman qu’elle avait du retard. « Elle ne parle pas,  elle ne bouge pas, on ne l’entend pas, elle est invisible ! ». Maman a eu des larmes au bord des cils et la tristesse a débordé de partout. Elle a enveloppé sa toute petite d’un regard de louve, lui a murmuré à l’oreille qu’elle était son petit oiseau. Elle a enroulé l’écharpe autour de son cou, mis le bonnet sur sa tête, rangé les cheveux en dessous. Line n’a vu que des yeux de maman, des yeux de velours plein de douceur et elle l’a serrée très fort tellement elle l’aime.

Elle a du retard. Elle est née en retard. Une retardataire, la petite dernière. On ne l’attendait pas. Elle est arrivée, c’est tout. Peut-être que c’est parce qu’elle était en retard que Papa ne l’a pas attendue. Il est parti. Peut-être qu’il est dans le sac de coton, bien au chaud…

« Le brouillard a tout pris autour de la maison »

Line aime le brouillard. Au dehors, tout se cache mais pas tout à fait. Le brouillard joue aux devinettes. Elle aime aussi la neige mais ce n’est pas pareil. Tout devient beau, éclaboussé de lumière à en faire mal aux yeux. Tout devient net, trop net…Tout devient froid. Et le froid, elle déteste. C’est une bataille les jours d’hiver. La bouillotte brûlante n’y fait pas grand-chose. Le froid gagne toujours sauf si on s’endort. Alors au petit matin, quand elle se réveille, elle est toute heureuse, sous la couette, le bout du nez dans l’air glacé. Les rêves aussi tiennent chaud.

On lui dit tout le temps qu’elle rêve, qu’elle est dans les nuages ou dans la lune. Ce n’est pas vrai, elle est bien ici. Mais elle s’entoure de coton, se fait un nid tout doux. Elle ne voit plus rien autour. Les gommettes se sont envolées au lieu de se laisser coller sur la feuille. Elles sont parties dans le brouillard. Et là-bas, sous le coton, il y a tout ce que l’on veut. Line a un secret pour tout effacer et tout réinventer.

Tiens, aujourd’hui, sous le voile du brouillard, il y a une maman jolie, à la peau lisse comme celle d’un fruit. Le coton a effacé les sillons autour des yeux, les bleus juste dessous, et dans le regard, plus de tristesse. Elle a une jupe en corolle qui tourne, de toutes les couleurs de l’arc en ciel. Ses chaussures à talons sèment des petites paillettes de lumière partout où elle marche, légère.

Il y a une maison, pas celle du voisin qui est tellement grande qu’on doit s’y perdre… Juste les murs qu’il faut pour former de petites boîtes où être bien avec Maman et Diane. Des murs de couleurs tendres et délicates : le jaune des primevères, le rose des lilas, des couleurs veloutées, unies, sans taches qui font peur. Des fenêtres partout pour laisser entrer le soleil. Et des radiateurs aussi… Et Maman, toujours là quand on est là !

« Plus de fleurs au jardin, plus d’arbres dans l’allée…»

Ce matin, le jardin devant la maison n’avait pas tout à fait disparu sous le grand voilage blanc. Mais le coton avait estompé les trous du chemin et le portail rouillé. Même les ronces qui d’habitude dépassent de la haie pour tendre leurs griffes ne semblaient plus vouloir s’accrocher aux jupes et les écorcher.

Le brouillard l’a fait exprès. Il a juste dessiné les contours du coloriage pour que Line le complète comme elle veut. Aujourd’hui, elle décide de poser sur le chemin sa collection de plus jolis cailloux. Des qui brillent, des tout lisses, des ronds, des tout bossus…De chaque côté, sur la bordure, elle fait pousser des fleurs. Des primevères, des jonquilles, des pervenches, des boutons d’or, des marguerites et surtout des violettes… Et voilà, elle a tout ce qu’il faut pour faire de jolis bouquets pour parfumer toute la maison.

Tiens aujourd’hui, dans ce sac de coton, si on faisait venir encore plus de brouillard pour effacer tout ça et rêver à de nouvelles choses ! C’est comme tourner les pages des albums... Quand Diane joue avec elle à la maîtresse, elle lui raconte ce qui est écrit dans les livres de contes. S’y promènent des animaux bizarres, des arbres étonnants, des êtres fabuleux, des fées, des elfes… Sous la fenêtre de l’école, le regard noyé dans les brumes laiteuses, Line rassemble dans sa tête toutes ces images d’ailleurs. Elle compose un verger de feuillus violets comme à la fin d’un jour d’été, tout biscornu, peuplé de princesses aux ailes d’oiseaux dansant avec les papillons. Plus tard, elle sera « faiseuse de jardins ».

« La serre du voisin semble s’être envolée »

Sous le coton du brouillard, il n’y a pas d’autres maisons, pas d’autres gens…Line n’en veut pas !

Le voisin, il est venu samedi. Il voulait le loyer, de l’argent. Line ne comprend pas. Il a une grande maison très belle avec un balcon et une piscine au dehors. Il a une voiture toute plate qui roule très vite. Alors pourquoi c’est Maman qui doit lui donner de l’argent ? D’ailleurs, elle en a pas : faire les « ménages », ça n’en donne pas beaucoup.

Maman « est en retard », c’est ce qu’il a crié. Elle s’est excusée, s’est faite toute petite. Elle aurait voulu disparaître, être invisible. Si elle avait pu rentrer dans le sol… Alors Line est venue à côté d’elle sur le pas de la porte, lui a pris la main et a fixé le voisin de son regard d’orage.

Le docteur lui a dit : « tes yeux sont plus jolis que bons ! ». Mais elle le sait, ils ont un pouvoir. Ils rendent les gens gentils. A l’épicerie, la dame lui donne toujours un bonbon, parce qu’elle a de si beaux yeux. Des yeux très clairs cernés d’un cercle vert. Autour de la pupille, une étoile bleutée striée de jaune les éclaire d’une lumière étrange. Ses yeux magiques, immenses sous les lunettes, ont agrippé ceux de l’autre, ont dit la colère, l’incompréhension, avec force, dans le silence.

Il a baissé les siens, marmonné qu’il leur donnait huit jours. Le vautour s’est envolé. En rentrant dans la maison, Line a demandé au brouillard de gommer toutes les menaces. Elle a filé dans son monde…

Où les as-tu posées ? » C’est Maman qui questionne. Line a un secret. Elle le dit à personne, même pas à Diane. Dans la maison, le brouillard du dehors ne vient jamais. Rien pour cacher tout ce qui fait peur, tout ce qui est usé, taché, sali, rouillé… Rien pour s’évader, effacer ce que l’on ne veut pas voir. Elle a trouvé ce truc mais il ne faut pas le faire. On la gronde, on lui fait promettre de ne pas recommencer… Pourquoi n’a-t-elle pas le droit de vouloir regarder un monde plus joli, comme dans le brouillard, et de rêver à ce qui se cache, l’inventer ?

La classe est finie. C’est l’heure de rentrer. Le bus emporte les enfants. Line regarde par la fenêtre. Tout est encore gris. Pas une couleur. Au stop, elle voit traverser des gens pressés, la tête enfoncée dans le col du manteau, les yeux rivés au sol. On quitte les rues et on s’enfonce dans le nuage. Le long de la route de campagne, une nuit de velours sombre dresse peu à peu ses murailles. Seules quelques lumières au lointain percent la brume de petits points blancs. Line n’est pas pressée de rentrer, elle se laisse aller, bercée par les chaos. Ce soir, elle se sent triste, n’a pas trop de courage. Bientôt on s’arrête près de l’abribus. La main dans celle de sa sœur, elle avance sur le chemin en traînant un peu les pieds mais en évitant les flaques. La maison est là, dans le noir. Diane ouvre la porte. On attendra maman pour allumer le poêle.

Line a un peu envie de pleurer mais elle se ressaisit. D’un geste décidé, elle ôte ses lunettes qu’elle cache dans la poche de son manteau. Elle est prête pour rentrer. Elle emmène avec elle le sac de coton et tout ce qu’elle a mis aujourd’hui dedans.

« Et je ne sais vraiment où peut s’être posé le moineau que j’entends si tristement crier ».