Concours de nouvelles 2016

1e prix "Adultes"

 Incurable de Audrey MIHIERE

« … incurable … Je suis navré, Madame… » Je regardais sans comprendre ce que le médecin venait de me dire. Ou plutôt si. J'avais compris. Mais le temps s’était arrêté là. Une sorte de pesanteur écrasait le réel. Pas seulement ma faculté de penser. Mais les choses aussi. Les objets. J’étais écrasée sur ma chaise en plastique blanc. L’homme en chemise, face à moi, était écrasé sur son fauteuil pivotant. Ses mains posées sur son bureau, à quelques dizaines de centimètres, posées sur les feuilles où figuraient les taux de mes analyses, resteraient immobiles. Les paroles mêmes, le son des mots qui venaient d’être dits, flottaient là et demeuraient en arrêt. Je le jure. C’est exactement ce qui s’est passé. J’étais comme dans un brouillard. Pas un brouillard de gouttelettes d’eau en suspension, non. Un brouillard de toute la matière. Chaque élément dans cette pièce était figé. Plus aucun son ne me parvenait au travers. Je crois que je n’ai rien dit non plus. Peut-être que le médecin a gardé le silence. Ou que je n’ai rien perçu du son de sa voix. Que je n’ai pas noté le mouvement de ses lèvres.

Et puis la matière s’est remise en mouvement. Le temps et l’espace ont perdu de cette inconcevable fixité. Peu à peu, la machine du réel a réactivé ses rouages. J’ai entendu la fin d’une autre phrase : « … vous êtes en voiture ? » Je suis revenue à moi. Le ton de la voix sans doute. L’interrogative qui appelle au réveil sans doute. « Il vaudrait mieux appeler quelqu’un. Un proche… Prendre le volant, là, ce n’est pas…

- Je suis à pieds », me suis-je entendue répondre.

Mes jambes ont réagi. Elles m’ont levée. J’ai marché.

J’ai perçu la rue après un certain moment. Des bruits. Des mouvements. Je voyais le trottoir ou la rue, les murs, les passants à contre-sens, une poussette qui me dépasse à gauche. Des jambes. Des dos. Des cheveux qui balancent à gauche, à droite. Un blouson rouge. Il bifurque à droite. Il s’engage sur un passage piéton. Je suis. De l’autre côté, mes pieds optent pour la gauche : un homme tient par la main une enfant à bottes de pluie à pois verts.

Au bout de quelques temps, je réalise que je ne vois plus le décor et les gens. Ils ont disparu dans un nouveau brouillard. J’ai plongé en moi. C’est à mon décor et mes gens que je pense, c’est net maintenant. Cette fois, il y a des visages et des voix. Mon fils, ma fille. Leurs silhouettes de jeunes adultes. Ils rient. C’est au dernier repas de famille je crois. La bouche de Clément rit. J’entends Flora aussi. « Je suis malade mes chéris. Mais je vous aimerai toujours… » (c’est ma voix. Je l’entends.) « … et puis vous avez vos vies… » Clément pleure. Flora le regarde. Puis me regarde. Elle a son visage de petite fille maintenant. Elle écarquille les yeux comme elle faisait quand elle ne comprenait pas. Elle ne comprend pas. « Et Papa sera toujours là pour vous … » Changement d’angle. Je le vois. Pierre. Les enfants ont disparu. Pierre face caméra … : « … c’est incurable. Ce sont les mots du docteur.

- Mon Dieu, ce n’est pas possible ! Tu as fait tous les examens ? » …

Mon père. Ma sœur. Son mari. Mamie. Et Vic. Je l’appelle ? Je commence par elle ? On se retrouve dans un café ? La maison. Le crédit. Les assurances. Les assurances-décès. Un cercueil. Des gens dans un cimetière. De dos. Je ne vois pas leur visage. Le notaire. L’argent. Les enfants. Pierre. Les enfants. Clément, Flora. On a tout signé comme il faut ? Ça va finir vite ? Je ne sais pas si le médecin l’a dit. Si j’ai posé la question. Deux mois ? Est-ce un souvenir de tout à l’heure ou une invention ? C’est confus. Disons deux mois. Soixante jours. Non. Soixante-et-un. Ce n’est pas pareil. En mars, il y a (janvier, février, mars. Je compte sur les bosses de ma main) trente-et-un jours. En avril, trente. On est le combien ? Je ne me souviens pas… J’essaie…

Mon téléphone portable. C’est lui qui sonne. M’extirpe de ma pensée. Je stoppe mes pas. Je fouille. Vic : « Alors ? Hein ? Oui, si tu veux. Passe plutôt le boire à la maison, j’ai posé un RTT, on sera mieux que dans un café. Oui, viens maintenant. Je t’attends… »

Ça y est. Elle sait. Je l’ai dit à quelqu’un. A elle. A Vic. Ma meilleure amie. Depuis… des années. L’enfance presque. Je l’ai dit à quelqu’un. C’est réel. C’est donc réel. Elle résiste. Et puis elle pleure. Moi aussi. Je n’avais pas encore pleuré depuis l’annonce, c’est étonnant, ça… Ou bien ai-je pleuré dans le cabinet du médecin ? Elle tord ses mains. Elle nous fait du thé. Et je parle, je parle. Je parle. Je me déverse. Sur elle. Presque 48 ans. Enfants. Mari. Couple. Père. Sœur. Boulot. Bilan. Le flot discontinu de mes rancœurs, de mes regrets, de mes compromissions agrandissent les yeux de Vic. Moi-même, je suis étonnée de tant d’ordures à mettre en sacs et à évacuer. On avait parlé des dizaines de fois de nos petits ratés quotidiens respectifs, en buvant un verre de blanc bien frais à la terrasse d’un café, sous un tilleul, quartier Oberkampf, ou juchées sur nos vélos, à la salle de sport… Mais c’était sans conséquence, sans conviction, pour partager nos expériences, comme on parlait d’un bon ou d’un mauvais bouquin… mais là, je ne joue plus. Et puis cette longue accumulation. Et ma voix qui a changé. Moi aussi, je l’entends. Elle a quelque chose de plus dur, de déterminé. Je ne pleure plus. J’accuse. Je m’accuse. D’avoir laissé tout ça se faire. Se scléroser. Et voilà que c’est limpide : mon corps aujourd’hui condamné n’est autre que le fiel trop longtemps tu dans ma gorge et qui s’est répandu. J’aurais dû prendre ma vie en mains. Contrôler ce qui m’entoure. Ce qui me blesse. J’ai été faible.

Je quitte Vic. « Garde cette énergie pour te battre contre la maladie. Ne gâche pas tes forces. Sers-toi de ta colère. » Elle n’a pas compris que ce combat-là est déjà perdu. « Incurable. In-curable. »

Alors je vais commencer par mon père. J’y vais. J’entre. Je lui dis. Pas la maladie. Ni la mort. J’ai peur de pleurer. Je ne veux pas. Je lui dis le reste. Maman. Ses trahisons. Ses exigences. Sa dureté. Le rôle qu’il m’a fait jouer. Ce que j’ai enfoui en moi pour préserver nos rapports. Ce que ça m’a coûté en nuits blanches et en pensées parasites pendant mes journées bien remplies au boulot ou pendant mes moments de détente. Ce que j’espérais et n’ai pas reçu. Et les occasions où je l’ai défendu, où j’ai justifié ses agissements auprès de ceux qui le critiquaient. Ce que je m’étais fixé comme objectif de vie pour être à la hauteur de ce que je croyais qu’il attendait pour être fier de moi. Les bons souvenirs, si lointains et qui ne me nourrissaient plus que de regrets tant ils semblaient appartenir à d’autres que nous.

« Je ne te reverrai plus. Je m’en vais. » Et c’est ce que je fais. Je ne sais pas trop ce qu’il a dit, quels rares mots il a utilisés pour réfuter ce que j’étais venue dire. Pas grand-chose sans doute. Là encore, le brouillard était venu happer les choses. Je laisse la porte de l’appartement ouverte derrière moi. Je rejoins l’extérieur. Il ne me poursuit pas. Hébété sans doute.

Cette première étape a été difficile. Mais elle m’a lancée. Mon acuité est parfaite désormais. J’ai cette certitude que je dois poursuivre.

A ma sœur, je choisis d’adresser un coup de fil. Je m’assieds au fond d’un café. A cette heure-ci, il n’y a que quelques personnes en terrasse. Personne en salle. Dans mon carnet, je rédige une liste. Pour ne rien oublier. Dire dans le bon ordre. Ne pas lui laisser en placer une. Qu’elle n’ait pas le dessus, comme d’habitude. J’examine mon travail. C’est bien. Je m’écoute prendre la parole … :

« Émi ? C’est moi. ..Non, je ne suis pas au travail, j’avais quelque chose à faire aujourd’hui. Non… Bon, tais-toi un peu, écoute-moi. J’ai pal mal de choses à te dire. Que je veux… que tu saches… Et après je raccrocherai et ... ce sera fini… » Et c’est ainsi que j’ai pu tout lui balancer. Ses airs supérieurs de mère parfaite aux enfants parfaits. Ses vacances formidables en famille. Au ski ou dans les Landes dans des maisons dont, non, nous ne pouvions pas partager les frais parce que nous n’avions pas les mêmes budgets et qu’elle le savait parfaitement. Ses conseils à la con pour réussir ma vie de couple « un peu mieux que ça ». Son regard qui en disait long sur mon choix du cadeau commun pour la dernière fête des pères. Son sourire condescendant lorsque Clém’ avait joué sa dernière chanson à la guitare à Noël dernier. La petite robe noire qu’elle m’avait offerte en cadeau pour mes 47 ans avec cette petite phrase faussement bienveillante en accompagnement : « Comme ça, tu auras quelque chose à mettre pour le resto… Cette année, pour les 80 ans de Papa, Yvon va nous choisir un endroit chic… » Et ça a duré, ça a duré… Assez vite, je n’ai plus eu besoin de mes notes. Et quand j’ai raccroché, j’étais à bout de souffle. Mais habitée d’une énergie nouvelle. J’ai appelé le garçon, commandé une bière. J’étais euphorique. Je l’ai rappelé. J’ai changé mon choix : « Vous auriez un Cognac vieux, s’il vous plaît ?

- C’est la fête ?, dit-il d’une voix enjouée. Allez, c’est parti… Je vous apporte ça ! »

Oui, c’était la fête. Cela faisait longtemps que je ne m’étais pas sentie aussi bien. Quelle ironie …

Dans mon carnet, j’ai découpé soigneusement quelques feuillets. J’ai repris mon Bic bleu…

« Paris, le 8 mars

Mamie,

Que veux-tu ? Parfois, la vie ne suit aucune logique. Je vais mourir. Je suis brutale. Oui, je sais. Mais cette nouvelle que tu reçois là est toujours moins violente que lorsque je l’ai reçue, moi, ce matin, de la bouche de mon médecin.

Alors non, tu n’as pas le droit de te plaindre. Pas cette fois. Cette fois, c’est mon moment.

Comme Papa, tu pourras enfin, avec des raisons légitimes, critiquer ma manière de faire, souligner à quel point Emilie est « ô combien plus raisonnable » et « ô combien plus posée ». Tu pourras te reposer très bientôt exclusivement sur elle. Tu penseras alors peut-être, si tu enterres ta mauvaise foi en même temps que tu m’enterres moi, aux repas préparés et amenés par mes soins chaque dimanche, au repassage de ton linge, aux réponses à tes appels insensés au petit matin, à nos vacances écourtées pour venir gérer ton dégât des eaux parce que (je pouvais le comprendre !) tu ne voulais pas obliger Émi à sacrifier sa si onéreuse location à Courchevel.

bla… bla … bla…

Bien à toi,

Ta petite-fille »

J’ai avalé mon Cognac à petites gorgées. C’était véritablement voluptueux… Je pourrais bien m’acheter un paquet de Philip Morris… Ça faisait si longtemps… Il faudrait surtout que j’achète une enveloppe pour poster ma lettre. J’ai souri : j’achèterai une carte de « Prompt rétablissement » bien laide. Je jetterai la carte et utiliserai l’enveloppe. Oui, c’est exactement ce que j’allais faire. Ou plutôt non… Une carte d’anniversaire de mariage. L’enveloppe pour Mamie. La carte pour Pierre. Je réfléchissais au texte. Court et sans étalage de sentiments. J’ai griffonné plusieurs versions sur mon carnet… Et puis j’ai réglé avec un généreux pourboire et je suis sortie. J’ai acheté la carte parfaite. Un timbre. J’ai mis les feuillets dans l’enveloppe. A la première boite aux lettres, je n’ai eu aucune hésitation. En appui sur le métal jaune estampillé « La Poste », j’ai écrit :

« Pierre, Je sais pour toi et ta « collaboratrice ». Depuis le 14 février dernier. Demande-lui. Elle te racontera comment je l’ai appris. Pour le reste, tu devrais appeler le Dr Pellegrini. Je te quitte et je m’en vais. Tu raconteras aux enfants ? »

J’ai marché encore jusqu’à une élégante vitrine de fleuriste. J’ai pris soin de sélectionner de belles roses. J’ai hésité avec des rouges mais je les ai choisies dans un panaché de couleurs du plus bel effet. La demoiselle a ficelé l’ensemble. Je lui ai demandé d’agrafer ma propre carte à la feuille cristal qu’elle avait utilisée.

Bientôt j’ai déposé mon cadeau auprès de la standardiste de la petite boîte de consulting où travaillait Pierre. Elle lui donnerait dès son retour de rendez-vous, d’ici une trentaine de minutes. Je l’ai remerciée et suis sortie.

J’ai marché encore. Accoudée sur la rambarde du Canal Saint-Martin, sereine comme jamais sans doute, je goûtais mon triomphe. Mon téléphone a sonné. Je suis sortie de ma rêverie. J’ai décroché.

« Dr Pellegrini à l’appareil. Madame, je suis à la fois confus, désolé pour l’affreuse matinée que vous avez dû passer et ravi de vous avoir si vite au bout du fil. Il y a eu une terrible méprise. Vos analyses ne sont pas celles que je vous ai présentées ce matin. Deux dossiers se sont mélangés. Au contraire…Vous êtes en pleine forme… »

J’ai replongé dans le brouillard.