Concours de nouvelles 2015

2e Prix "Adultes" ex-aequo

A L’OMBRE DE LA LUNE de Françoise KELLER

 

La voix au téléphone a dit « Je vous appelle de l’école. Il y a un problème. Il faudrait venir, vite. » Elle a senti une onde glacée la traverser de part en part.
Elle s’était allongée un moment dans le transat installé sur la terrasse. Tout était si calme. Luna était à l’école et David, parti depuis 2 jours par le vol Paris-Vârânasî, via Delhi et Bombay, avait dû arriver à bon port. Le soleil était encore haut dans le ciel. Ça sentait l’été. Elle avait glissé dans une douce torpeur lorsque la sonnerie du téléphone l’avait fait sursauter. La voix a poursuivi « les enfants ont été pris en otage par un forcené. Ils sont retenus dans l’école ». Une voix sèche et monocorde qui lui a fait l’effet d’un coup de poing dans l’estomac.
Dans le salon, la télé ronronne depuis le matin, branchée sur la chaine qui diffuse en boucle des reportages et des images venues de l’Inde, de là où l’éclipse sera la plus longue et la plus visible.

Elle court dans l’allée du jardin. Elle court sur les trottoirs déserts. Elle court d’une seule traite jusqu’au pâté de maisons qui enserre l’école, le plus vite possible, de toutes ses forces. L’image de Luna ne la quitte pas. Elle doit avoir si peur. Elle essaie de maitriser son souffle et les sanglots qu’elle sent monter en elle. Elle pense à David qui n’est pas là, David le chasseur d’éclipses qui dépense son énergie et leurs économies à traquer ces phénomènes à travers la planète sans se retourner, en les oubliant le temps de l’aventure. David euphorique, à l’autre bout du monde, et elle, avec la peur qui lui tord le ventre.

Le quartier est ceinturé par un cordon de policiers. Les curieux sont tenus à distance. Elle dit pourquoi elle est là ; on la laisse passer. Plus avant, des hommes vêtus de noir, cagoulés, armés de fusils ou de kalachnikov, attendent en grappes autour des véhicules de police garés en désordre au milieu de la rue. Un poste de secours avancé a été installé dans l’urgence, à quelques mètres du portail de l’école. A proximité, une dizaine d’ambulances prêtes à emporter les enfants. Sur le trottoir, elle reconnait d’autres parents massés derrière des barrières métalliques destinées à les contenir mais qui, à vrai dire, semblent plutôt les soutenir. Elle s’avance. On lui dit qu’il faut attendre là, ne pas aller plus loin, que ce serait dangereux pour les enfants. Elle se cramponne aux barrières, comme les autres. Un homme s’approche de leur groupe, le sourire bienveillant. Il dit qu’il est psychologue. Il dit qu’il viendra régulièrement donner des nouvelles sur le travail de la police. Il rassure, il parle avec douceur. Il ne faut surtout pas qu’une des mères pète les plombs, ça entrainerait une crise d’hystérie collective. Après avoir été prévenus, les pères ont progressivement rejoint les mères dans cette attente. « Même les parents séparés se sont rejoints » pense-t-elle en repérant quelques couples dont elle connait l’histoire. David, là où il est, est devenu inaccessible.

Le psychologue a dit : « Ça risque d’être long. On va vous installer dans une salle de classe de l’école élémentaire. Vous pourrez voir par les fenêtres. On a préparé des thermos de café et de thé et des sandwiches pour vous restaurer ». Dans cette classe où on les conduit, la télé est restée allumée sur la chaîne scientifique qui s’apprête à diffuser des images de l’éclipse solaire. L’enseignant avait certainement prévu de faire un peu d’astronomie avec ses élèves. Mais ils ont du partir si vite.

Il est 18h à Vârânasî. Des dizaines de milliers de personnes se sont rassemblées sur les rives du Gange. Des dizaines de milliers d’indiens, toutes castes confondues, encore un peu effrayés par le phénomène auquel ils vont assister.

Certains prient ou se recueillent, d’autres ont commencé un rituel de purification dans les eaux du fleuve. Tous font allégeance au soleil.

De l’autre coté de la rue, on négocie. L’homme exige de l’argent. Il dit qu’il porte une bombe fixée à sa ceinture. Si on l’attaque, il se fait exploser, et avec lui, tous les autres.
Les voitures des officiels sont arrivées. Il y a le ministre, le préfet, le maire, et d’autres encore, assistants inconnus. Le ministre est venu jusqu’à eux, dans la salle de classe où on les a cantonnés. Il se veut rassurant, il dit que tout sera fait pour que les enfants s’en sortent sains et saufs. En bas, les hommes en noir ont pris position. L’homme a demandé de la nourriture. Pour ça, il est d’accord pour libérer un enfant.

Les indiens des castes supérieures ont revêtu leurs beaux habits. Ils ont apporté du riz et des vêtements propres aux plus pauvres comme le veut la tradition les jours de grande manifestation. La foule s’agite en un bruissement joyeux. Le fleuve se pare de fleurs qui ondulent au gré des remous provoqués par les fidèles.

Un policier est entré avec un sac de nourriture. Il est resté quelques minutes à l’intérieur, puis il est revenu avec un enfant dans les bras. Les parents se sont précipités hors de la salle de classe. Ils ont dévalé les escaliers. Elle est sortie la première. Elle voulait tellement croire que c’était Luna qu’on lui ramenait. Une autre mère a crié le nom de son fils, lâchant un flot de larmes enfin libérées.

Sur l’écran de la télé, la foule s’agite et s’impatiente. Dans quelques minutes, la trajectoire de la lune se trouvera dans l’axe du soleil. Les journalistes ont posé leurs caméras sur une terrasse de la ville pour filmer le spectacle. De là, on entend la rumeur monter des berges du fleuve. David aussi a dû se poster sur les hauteurs de la ville. C’est ça qu’il préfère : s’extraire de la foule pour dominer la situation, pouvoir tout observer depuis son promontoire, jouir du spectacle dans sa globalité. Le chef de la police a reçu des instructions. Il doit donner l’assaut. Les hommes en noir se réunissent en conciliabule. Ils prennent leurs ordres puis se postent contre les murs près des fenêtres et des portes, prêts à l’attaque. Le psychologue est revenu. Il leur a expliqué dans le détail, ce qui allait se passer. « Ils ont pu avoir des informations par le policier qui est entré tout à l’heure. Ils ont une opportunité. Ils peuvent surprendre l’homme en s’introduisant par un accès qu’il n’a pas encore repéré. C’est le moment ou jamais pour intervenir. Ne vous inquiétez pas, ils savent ce qu’ils font ». Il leur a demandé de s’éloigner de la fenêtre, par sécurité et a descendu le store. La pièce s’est soudain retrouvée dans une obscurité ponctuée de points de lumière que le store laisse encore filtrer. Elle s’est appuyée contre le mur pour ne pas vaciller. Elle ferme les yeux pour ne plus voir ce couple de parents qui, face à elle, semble s’encastrer l’un dans l’autre. Elle les entend qui se chuchotent des mots très doucement, pour garder courage. Elle se répète en boucle, comme une litanie « Ne pas s’inquiéter, ne pas avoir peur… »

Le ciel de Vârânasî a changé de couleur. La Lune a amorcé sa descente et commence à mordre le soleil. C’est parti pour un spectacle de plus de 6 minutes. La foule clame son excitation. Lorsque la lune couvrira le soleil dans sa presque totalité, on verra apparaitre le premier diamant, cet éclat de soleil comme serti sur un anneau. Puis l’ombre de la Lune touchera la surface terrestre et ce sera le noir total.

Elle a entendu deux coups de feu, deux bruits secs et violents, puis plus rien. Un silence de mort. Puis les voix graves des hommes et les pleurs des enfants. Un policier est monté « C’est fini, on l’a eu. Les enfants sont sains et saufs ». Elle se retient au mur. Le policier vient lui tenir le bras pour la conduire jusqu’en bas. Elle lui souffle « Merci, merci.»
L’assaut aura duré 6 minutes, 6 minutes d’éternité.

A l’autre bout du monde, les indiens, immergés dans le Gange, saluent avec ferveur le retour du soleil.

Elle a pris Luna dans ses bras et a couru jusqu’à la maison. Elle a senti son petit corps parcouru de frissons incontrôlables. Une fois dans la maison, elles se sont lovées l’une contre l’autre. Elle lui a chanté ses chansons préférées en lui caressant les cheveux. La petite a cessé de trembler. Elles sont restées longtemps ainsi jusqu’à ce que la nuit tombe, jusqu’à ce que Luna, épuisée, s’endorme. Et puis, le téléphone a sonné. Elle a laissé le répondeur se mettre en route. Elle a entendu David qui, à l’autre bout du fil, enfin de retour à son hôtel, lui fait, enthousiaste, le récit du spectacle auquel il vient d’assister : « C’était incroyable ! Un moment d’une intensité rare ! Comme je regrette que tu n'aies pas été là pour partager ça avec moi ! Et puis cette lumière, et tous ces gens autour de moi, unis dans cette émotion si palpable…». Elle ne l’écoute plus. David lui paraît soudain si loin, bien plus loin que les 7.000 km qui les séparent. Elle se répète en écho « Comme je regrette que tu n'aie pas été là pour partager ça avec moi ». Alors, elle se dégage doucement de l’étreinte de Luna, la prend dans ses bras pour la conduire jusqu’à son lit, puis elle quitte la pièce pour ne plus entendre la voix de David.