Concours de nouvelles 2013

 

Mention spéciale du jury

 

VILLE AMERE de Marthe BONIFAY

Tout le monde connaît les embouteillages en voiture. Ici plus qu’ailleurs. Tout le monde ne connaît pas les embouteillages piétons. A n’importe qu’elle heure, toujours dans la même rue. D’abord on essaie, comme les gens pressés qu’on est, de dépasser la marée humaine à coup de « pardon, excusez-moi ». Et puis on abandonne. Alors on se laisse aller à l’activité de la rue. On ne goûte surtout pas les fruits du présentoir exposés toute la journée, on regarde les étalages sauvages des marchands et on écoute les types nous interpeller : «Marlboro, Légende, Cigarettes» toute la journée. Nos pieds se traînent, comme ceux des autres, à la recherche des bonnes affaires : chocolats, bonbons, amandes ou huile d’olive. Savon, DVD, chaussures, électronique et crèmes contre-façons. En bas de la rue Longue des Capucins restent les vestiges du Marseille populaire d’autrefois, celui qu’on assassine à coup de piétonisation bourgeoise, de réhabilitation, de capitale de la culture et de vitrines clinquantes. C’est facile d’y entrer, à l’angle du « commico », par la rue de Rome, ou en sortant de chez Toinou. C’est facile d’y échapper, en ne changeant jamais de trottoir, en descendant vers le vieux port faire la ballade des vieux aigris, des enfants usés et des touristes idiots qui n’aperçoivent la ville qu’à travers leurs appareils photos. Parfois, en remontant la rue d’Aubagne, on emprunte la petite rue Châteauredon parsemée de bidons de ferraille et de pots en plastique, peints maladroitement des prénoms des minots du quartier et garnis de plantes grasses ou de fleurs colorées. On entend de temps en temps les sifflements d’un oiseau, gracieux et troublant, qui nous surveille du haut de sa cage sur le rebord d’une fenêtre. Son chant c’est l’âme du quartier, charmeur par la chaleur qu’il dégage et condamné par la grille de métal froid. Au bout de la rue, cours Lieutaud, concert de klaxons et marées de bagnoles.

Lui il est d’ici. D’un autre quartier. Il est arrivé en transit à Belsunce. Les gens d’ailleurs arrivent tous ici. Il a grandi en haut de la rue Longue, à l’époque où le marché joignait les deux quartiers, ne laissant pour respirer que les effluves de CO2 qui émanaient de la Canebière. Il a appris à jouer au foot à l’angle de la rue, dans le recoin où des gens sans esprit ont placé une pancarte officielle « jeux de ballon interdits sous peine de poursuite ». Pas vraiment quelqu’un de bien, certainement pas un sale type. Juste un môme qui jouait comme il pouvait avec la vie, pour faire en sorte qu’elle ne s’amuse pas trop de lui. Il a arpenté le quartier du panier cent fois, là où ça sent tellement fort l’Italie que les pas des gens semblent jouer une tarentelle comme pour chasser le mauvais sort que l’avenir leur promet.

Cinquante ans qu’il vivait dans la cité phocéenne, celle qui remercie Homère sous une piètre colonne en haut de la rue Moustier. Cinquante ans qu’il alternait chômage, petits jobs sous-payés et boulots au noir sur-exploités. La fausse tranquillité d’un pauvre type malade de la vie. En cinquante ans il pensait les avoir tous rencontrés : les jeunes venus de méditerranée des paillettes plein la rétine et de la déception ras-la-casquette ; les vieux d’ici, tous d’Italie, de Corse ou d’Arménie ; les moins âgés, nés dans la ville, les rêves perdus dans des pays qu’ils ignorent, dont ils retiennent surtout quelques histoires fantasmées. Il avait écouté les accents se mélanger et former des mélodies improbables. Il avait regardé les gens s’échouer pour subir le sort de ses parents, de ses voisins, de ses amis, de lui-même. Marseille, du multiculturalisme à l’exclusion sans exceptions, mère de ses millénaires d’Histoire et de mythes. La lire, l’écrire ou la regarder n’est toujours qu’un concert dissonant, affligeant de fausses amitiés et de bonnes volontés, une illusion sur la passion des peuples à s’accepter et à se détester. La vivre n’est jamais que la croquer dans ses proportions les plus minimes, la détester passionnément et l’adorer avec fracas. C’est ici qu’il a vécu, qu’il a appris, qu’il a aimé, qu’il a perdu. Pas d’enfants, quelques femmes, un espoir envolé et peu d’estime, c’est ce qui lui restait de plus cher avec sa petite chambre minable qu’il louait depuis quelques années rue du Poirier.

Quand on sonne il s’attend toujours à un voisin, à son ami Bechir venu lui proposer un rami, ou au facteur passé lui remettre son paquet habituel : trois pâtisseries, un vêtement, parfois une photo, et quelques mots griffonnés par un gamin sous la dictée d’un parent lointain. La sonnette de sa chambrée ne l’avait jamais trompé excepté quand un minot lui avait joué un tour et quand un touriste étourdi s’y était trouvé par maladresse. Aujourd’hui personne ne s’est rendu chez lui par inadvertance. Bechir n’est pas venu. Le facteur n’est pas passé. Aucun enfant ne s’est amusé. Les voisins n’ont pas pointé leur nez. Pourtant, ce matin on a sonné.

Marseille n’est pas belle mais qu’est-ce qu’elle est jolie !
Marseille est cruelle mais parfois vous sourit !
Marseille est comme la vie.

Derrière sa porte se trouve une jeune femme. Elle a ses cheveux bouclés coincés en haut du crâne, la même bouche que lui, bien dessinée mais un peu pincée, et de grands yeux clairs qui ne sont en rien les siens. Elle porte, comme deux joyaux précieux, le regard bleu de sa mère qui vous glace en une seconde et vous séduit pour l’éternité. Au pas du paillasson miteux d’un studio dégueulasse, se tient droite comme un i, raide comme un fil et fière comme Artaban, Louisa, qui ne sait pas si elle doit l’appeler « papa ».

Cette enfant qu’il n’a jamais eue vient se perdre à sa rencontre. Il lui ouvrira et trouvera la photo de celle qu’il a connue et presque aimée. Gianna ! Elle traînait son histoire d’un air chantant, cet air des pauvres, heureux de ne pas être plus malheureux qu’ils ne le sont. Malgré ses yeux rieurs, elle semblait parfois ailleurs. Dans une autre vie. Où l‘on ne meurt pas avant d’être vieux, où la corruption n’envahit pas le moindre de nos projets, où les coins de rue ne cachent pas tous un Fabio Montale en cavale qui essaie de ne pas échapper à son destin. Pourtant le début de sa vie avait bien été celui-là, dans ce Panier. Pauvre quartier aujourd’hui coincé entre les malfaiteurs d’affaires d’Euro-Méditerranée et les vitrines arrogantes de la rue de la République qui ont eu raison des derniers bougres résistant aux expulsions. Sur la photo que Louisa montrera, Gianna porte dans ses bras une enfant, encore petite fille, qui se tient aujourd’hui du haut de ses trente ans. De cette fillette, de cet enfant il a rêvé, mais cette grande femme inconnue qui ne joue plus, ou si mal, qu’a-t-elle à attendre de ceux qui lui ont refilé la vie …

Dehors résonnent encore les cris prétentieux des gabians, les murmures des ragots de la veille et les clameurs des tout-petits. Au creux d’une place, des parents bienveillants mentent consciemment à leurs enfants qui tisseront des espoirs mort-nés et des desseins sans consistances. Si bien, qu’à l’ombre d’un arbre, ou ivres de chaleur, de jeunes gens se rencontrent et se racontent des promesses qu’aucun d’eux ne tiendra. Pourtant, dans une rue vidée par la lourdeur du temps, Louisa, en approchant la fin de son voyage, défroisse les pages du Mektoub. Il existe en effet, dans quelques recoins immenses, une ardeur intense qui embrasse le monde et méprise le destin des Gianna, des Louisa et de leurs pairs. Elle brise avec adresse les frontières insidieuses qui morcellent notre ville. De jeunes générations, de vieux sages maladroits, et de nouveaux arrivants s’évertuent à ne pas tomber dans les pièges du globe. Du haut de leurs collines urbaines ils s’appellent et se retrouvent, comme le faisait à Aubagne, et ailleurs, la gloire de nos pères.

Le silence de leurs échos résonne alors dans les ruelles, serpente dans la ville et se verse à la mer.

Ici et maintenant,
L’Histoire se répète comme une farce pesante,
Etouffant avec brio les apnées tendres et brillantes.

Hier et Demain,
Naissent les amants des espérances révoltées,
En Méditerranée, en Océan Indien, et dans le Monde entier.

Sur le perron, Louisa avait sonné.

A l’intérieur, des chaussures s’avancent, caressant le sol jusqu’à l’entrée. Une main calleuse saisit la poignée, l’œil perdu vers une horloge grinçante. L’homme entrouvre la porte. Elle entre. Il la regarde. Elle explique. Il l’écoute. A Gênes, dans un vieux tiroir poussiéreux, elle avait trouvé une enveloppe abîmée, adressée, mais sans timbre. Jamais envoyée, elle tombait dans les doigts de la première concernée. Louisa avait fait le voyage d’un port à l’autre, sans en toucher mot à la vieille Gianna, qui en bonne mère méditerranéenne dévouée, pourrait mourir de décevoir son enfant. La jeune femme était partie frapper à bien des portes et rencontrer bien des gens avant d’atterrir ici. Une surprise de la vie ! Une rencontre tant espérée… qui arrive si tard qu’elle s’approche avec danger du plus jamais. Si près de l’endroit qui a conçu sa vie, Louisa rencontre un père sur le départ vers des lieux dont on ne revient jamais que dans les souvenirs de ceux qui vous ont vraiment aimé. D’ici un mois tout au plus d’après les médecins, il rentrera là d’où l’on vient. Endroit sans mystère. Paradis pour certains. Rien du tout pour les autres. Néant dans lequel la vie n’est qu’un entracte. Ils hypothèquent en quelques heures des passés réinventés et tournent le dos à l’avenir résigné. Il n’y a rien à faire. Plus rien à dire. Louisa cesse d’imaginer. Elle pense au bout d’histoire qu’elle est venue chercher. Cet homme aura-t-il le temps de le lui raconter ? Le courage de nouer les cordes de son identité ? L’art de compléter le puzzle dont elle rêvait ? Il pose sa main fatiguée sur l’épaule halée de la jeune femme et répond d’un silence pesant aux questions évidentes qu’elle n’ose plus poser. Il jette un regard à Louisa, se tourne vers la fenêtre, et déglutit avec douleur. A l’extérieur, il pleut sur la ville comme il pleure sur sa vie.

Marseille n’est pas belle même quand elle est jolie.
Marseille est cruelle surtout quand elle sourit.
Marseille est comme la vie.

A Gênes, quelque part, une petite fille attend peut-être sa maman. A Marseille, des heures plus tard, un homme l’imagine. Il esquisse alors un sourire désolé, et part.