Concours de nouvelles 2013

 

2ème prix "Adultes"

 

GIBRALTAR de Alain GIMENEZ

- Et encore, j’ai de la chance !

Le rire nerveux d’Aléxios couvre un instant le bruit de la houle et de la brise.

Même si l’aube se lève sur un temps calme, la situation du jeune grec ne peut pas être qualifiée de chanceuse.

Deux planches vermoulues et usées par des années de bain forcé dans les eaux de la Méditerranée lui permettent de maintenir son buste hors de l’eau. Au moins cette partie de son corps est-elle à peu près sèche.

Le brouillard éthylique se dissipe lentement laissant place à la migraine, à la culpabilité et aux souvenirs de sa soirée. S’il était libre de ses mouvements, il se prendrait volontiers la tête à deux mains.

- Faut vraiment être con !

Il se rappelle les provocations stupides qui font suite aux discussions houleuses et alcoolisées. Les injures faciles qui dégénèrent en insultes raciales. Et lorsque les mots ne sont plus assez fort, restent les poings. La bagarre a rapidement dégénéré. On a le sang chaud à vingt ans.

Il se souvient de l’empoignade et de la bascule par-dessus le bastingage du ferry, des cris de moins en moins forts et du contact brutal avec l’eau.

Même s’il n’a pas perdu connaissance très longtemps, le ferry avait disparu. Il a dérivé toute la nuit sous un beau quartier de lune entouré de ténèbres au- dessous et au-dessus de lui.

- Si au moins j’avais encore mon portable, on pourrait me localiser maintenant qu’il fait jour.

Le souvenir de son téléphone heurtant la tête du turc lui arrache un autre rire nerveux.

- Ni Gibbs ni les Experts de Manhattan ne pourront me retrouver. Faut vraiment être con !

Les doigts gourds, Aléxios fait l’inventaire de ses poches. Il y trouve une demi-bouteille de rouge presque vide, un paquet de cigarette imbibé, son stylo fétiche et quelques tickets de caisse.

- C’est maigre. Qu’est-ce que tu veux que je m’en sorte avec ça ! Faut vraiment être con !

A la fin de la journée, la morsure du soleil et la perspective d’une nouvelle nuit glaciale pousse le jeune grec à une action désespérée.

Après avoir fini le reste de vin rouge, il griffonne des informations sur lui, le trajet du ferry et quelques vagues regrets.

Lorsque les lueurs du crépuscule brillent sur la bouteille qui s’éloigne, il ne lui reste plus que les yeux pour pleurer.

- Ces grecs ! Ils sont vraiment prêts à tout pour qu’on les aide.

La petite troupe de pécheurs penchés sur l’étrange bouteille est secouée de rires.

- L’idée est bonne mais il faut qu’ils envoient quelques millions de bouteilles d’Ouzo.

Les rires fusent sur la digue du port de Messina.

- Vous ne devriez pas rire. Cette crise n’en finit pas de s’étendre et ces putains de banquiers n’en finissent pas de nous la faire payer. Les mesures de restriction qui s’abattent sur les grecs pourraient bien arriver en Italie plus tôt que vous ne le croyez.

- Luigi, bon sang ! Il faut toujours que tu joues les rabat-joie. Pour une fois qu’il se passe quelque chose d’original.

- En tout cas, Paolo, quand la crise sera ici, c’est pas ton Cavaliere qui va s’occuper de ton cas.

- C’est sûr ! Il a bien d’autres cas à traiter et bien plus jolis que moi, toi ou ta femme.

Cette fois-ci, les rires gras des pécheurs de Sicile résonnent sur les eaux du détroit de Messine séparant la Sicile du continent italien.

- Sans déconner, les gars ! On en fait quoi de cette bouteille ?

- Ben quoi ? Tu comptes les aider avec ?

- On ferait mieux de les laisser couler, ces fainéants. Avec ce qu’ils coûtent à l’Europe.

- C’est ça ! Et quand notre tour viendra, les autres grands pays européens nous laisseront couler aussi !

- Putain ! Luigi, tu nous fais chier ! Tu veux qu’on les aide ? On va les aider.

Tout en se dirigeant vers le coté extérieur de la digue, Paolo insère un billet de cinq euros dans la bouteille avant de la reboucher.

- Tiens, regarde bien, Luigi !

La longue parabole se termine par une petite gerbe d’eau discrète. Le fort courant a vite fait de l’emporter vers la mer Ionienne.

- Voilà ! On les a aidés ! Et par ta faute, on boira un apéro de moins.

Étrangement, cette fois-ci, personne ne rit.

- Tarek ! J’en peux plus ! La mer est trop forte.

- Si la mer était pas forte, on se serait pas mis à l’eau ce soir. Les vagues nous cachent des patrouilles israéliennes.

- On peut pas se reposer cinq minutes, je suis crevé ?

Tarek considère les orbites creuses de son jeune frère et son teint cireux éclairé de lune.

- D’accord. Deux minutes de repos en silence et on repart.

La tête de Malik tombe lourdement sur le ballot flottant. Sa fatigue est telle qu’il somnole presque. Ses pensées s’entrechoquent. La sortie du tunnel sous la frontière. Les discussions tendues avec l’égyptien. La réception de la marchandise à passer et la constitution du ballot étanche. Le grand soupir qui suit la prière du départ. La mer qui se referme sur son grand frère, Tarek. Et la fraîcheur de la Méditerranée.

Un petit choc sur sa nuque met fin à sa bienveillante léthargie.

La petite bouteille bouchée n’est pas vide. Elle contient des petits papiers écrits dans une langue qui lui est inconnue.

- Tarek ! Regarde ce que la mer à apporté. On dirait des messages. Tu crois que c’est une demande de secours ?

- Je sais pas. Je crois que c’est écrit en grec. Allez ! On doit repartir maintenant. Il faut arriver avant l’aube.

- Tarek ! Il y a peut être quelqu’un qui a besoin d’aide ! C’est peut être un naufragé. C’est une bouteille à la mer, quand même !

- Tout le monde a besoin d’aide. C’est pas pour ça qu’on en trouve.

- On la ramène. On pourra peut-être la traduire et envoyer de l’aide.

- C’est ça. On va tout de suite trouver quelqu’un qui parle grec et qui voudra bien contacter la police maritime internationale pour aider un hypothétique naufragé, quelque part, en mer Méditerranée.

- Il faut essayer quand même.

- C’est perdu d’avance. Tu la ramènes si tu veux. Moi je ne me charge pas plus.

- Mais…

- Ca suffit, Malik ! Concentre-toi sur ta propre survie. Maman compte sur nous, je te rappelle.

Dans un gémissement, Tarek reprend ses battements de jambes et clôt la discussion.

- Allez, Malik ! Courage ! On a passé les mines. Dans deux heures on est chez nous.

Malik est si fatigué que la petite bouteille semble peser une tonne. Considérant souffrance, culpabilité et sens du devoir, Malik finit par la reboucher et la rendre à la grande bleue.

- Bonne chance, inconnu…

- C’est ça. Je vais te croire. Tu picoles tout seul ? C’est quoi comme produit ?

La bouteille a changé de mains avant qu’Andrew n’aie la moindre réaction.

- Rien, je te dis. C’est juste une bouteille avec des messages à l’intérieur.

Par transparence, Nelly confirme les propos d’Andrew.

- On n’est pas venus à Ibiza pour perdre notre temps avec une chaîne de solidarité ou un canular à la con. On n’a plus que deux jours, il faut en profiter à fond d’ici là.

La bouteille tombe de ses mains quand elle prend celles d’Andrew.

- Viens ! On retourne à la fête. Virgil a touché de la bonne. C’est trop le kif !

Trop las pour contester, Andrew se laisse entraîner.

Dans le fond, il se fout bien moins de cette bouteille que de l’entrejambe de Nelly ou de sa prochaine ligne de coke. Pourtant, il se retourne une dernière fois.

Sans vraiment comprendre, il est juste content de voir le ressac emporter la bouteille vers le large.

A bout de force, Aléxios sombre dans un état cathartique proche de la béatitude.

La souffrance, le manque et la solitude ont emporté son esprit loin au-dessus des flots.

Il est l’éternité de cette mer chargée d’histoire.

Il croise les premiers navires phéniciens. L’empire de Rome s’étend et répand ses dieux sur tous les rivages accessibles. Il est aux côtés d’Alexandre devant le phare d’Alexandrie ou de Protis son illustre ancêtre posant le pied sur le rivage du port de Marseille. Il réussit à sauter hors du filet géant avec nombre de ses frères thon. A la recherche de l’Atlantide de Platon, Aléxios entend le chant des sirènes appelant Ulysse. Puis le chant devient une multitude de gémissements montant des fosses abyssales. Il est toutes ces épaves et ces marins morts gisant au fond de l’eau, bientôt l’un d’eux.

Malgré tout, il est heureux. Tout comme l’équipage de « La Matutina », il a donné son nom à la mer qui le menace et expié ses regrets au creux d’une bouteille.

Dans sa nouvelle conscience, Aléxios sait qu’à l’instant de la mort, toute vie est précieuse, même si ce n’est pas la nôtre.

Sa voix est un léger murmure qui transperce le mugissement des vagues et les noirs nuages d’orages.

- J’espère au moins que le turc a pu être repêché.

Les macaques berbères descendent rarement du rocher de Gibraltar. Ils n’aiment pas l’eau.

Pourtant, le jeune mâle est là, près de la surface. Il attend l’objet brillant qui dérive jusqu’à lui. En deux bonds, le singe évite l’écume de la vague et se saisit de la bouteille. Malgré toute son intelligence et sa dextérité, le macaque ne parvient pas à enlever le bouchon gonflé par des jours d’errance dans les eaux de la Méditerranée.

Très vite, l’impatience et l’échec déchaînent sa colère. Après des jours d’errance, l’espoir d’Aléxios explose contre un rocher de la digue.

Est-ce les restes d’odeurs de vin ou l’air des différents pays visités qui intriguent le primate ? Une fois léché le vin séché sur les tessons, il examine les papiers, à l’envers, à l’endroit, les uns après les autres comme s’il était capable de les lire.

Après un long moment de réflexion simiesque, le macaque berbère entreprend de remonter sur le rocher avec son butin. Au détour d’un parapet, le léger murmure qui vient de la mer le fige sur place, le poil hérissé. Une fois arrêté, il repère bien vite le panier de pique-nique et le couple propriétaire occupé à contempler la mer. Un manque évident de prudence dont profite le singe pour visiter la panière. Curieusement, au lieu de mettre à sac le panier et de détaler, il se contente d’échanger ses feuillets tâchés de vin contre un seul sandwich au fromage.

Aussitôt fait, le macaque reprend sa marche vers le rocher sans savoir pourquoi il l’a quitté.